La vache en Inde est-elle un nouvel enjeu économique et socioculturel ?
(par É. Janin – Carto)
La vache est considérée par les hindous comme une matrice originelle et universelle, féconde et nourricière. Elle est au cœur de la sacralité et des interdits du quotidien du milliard d’individus pratiquant cette religion en Inde. Mais depuis les derniers résultats électoraux nationaux (2014) et régionaux (2016-2017) favorables au Bharatiya Janata Party (BJP), mouvement de Narendra Modi, elle est exploitée comme objet politique au service des franges ultranationalistes. Cette vision, aspirant à la marginalisation et à la stigmatisation des minorités religieuses (musulmane, chrétienne, jaïne, bouddhiste, entre autres), protège le caractère sacré des vaches. Dans les États où le BJP est au pouvoir, il est interdit d’apporter une vache vivante à l’abattoir, leurs propriétaires devant les entretenir jusqu’à leur décès. Dans le Gujarat, considéré comme le « laboratoire » du nationalisme hindou et dont Narendra Modi fut le ministre en chef entre 2001 et 2014, l’abattage légal et informel des vaches est proscrit et passible d’une peine de prison à vie. Dans l’Uttar Pradesh, État le plus peuplé de l’Union indienne (environ 220 millions d’habitants en 2017), les abattoirs clandestins on été fermés et la chasse aux marchands et aux consommateurs de viande, orchestrée par des milices extrémistes hindoues, a fait en 2017 des dizaines de morts, majoritairement des musulmans.
Le contexte de ces tensions socioculturelles autour de la vache est bien celui d’une confrontation entre, d’un côté, les adeptes du végétarisme (30% de la population indienne), associé à l’identité hindoue, donc à la pureté et au sacré, et, de l’autre, les défenseurs de la carnivorie, et de la consommation de bœuf en particulier, établie comme nouvelle norme sociale. Certaines hautes castes, comme les brahmanes, refusent toute nourriture carnée dans une stratégie de dévotion. Dans les quartiers de Chennai (Tamil Nadu) où elles résident, le végétarisme est très suivi, et il est interdit d’y détenir une boucherie ou un restaurant non végétarien. Cette territorialisation du sacré garantit la pureté des quartiers et favorise la ségrégation spatiale entre les groupes sociaux, notamment l’éloignement des intouchables et des autres communautés religieuses. Mais il s’agit aussi pour les extrémistes hindous de s’opposer à la sécularisation de l’alimentation et donc à la tentation, en particulier des classes moyennes et supérieures, d’être carnivores. Si le concept de transition alimentaire (c’est-à-dire l’augmentation de la consommation de produits carnés) ne se vérifie pas encore à l’échelle du pays (à peine 5 kg par habitant et par an, dont 1,7 kg de viande de bœuf, contre 100 kg aux États-Unis et 66 kg en France), ce sont les classes aux revenus élevés qui sont les plus grandes consommatrices de viande en Inde dans un contexte d’occidentalisation des comportements alimentaires et d’urbanisation (1). Toutefois, cette consommation est majoritairement orientée vers les volailles. McDonald’s a ainsi banni le bœuf dans ses restaurants et le Big Mac est remplacé par un Maharaja Mac au poulet ou à la dinde. Si la consommation de bœuf est corrélée avec le niveau social, le facteur culturel n’est pas à négliger : ce sont bien les populations musulmanes qui en mangent le plus, ces dernières ne consommant pas de porc. Paradoxalement, alors que les normes sociales et culturelles semblent mener l’Inde à la « guerre des vaches », elle est l’un des principaux pays exportateurs de viande bovine (issue de buffles) dans le monde, avec le Brésil, les États-Unis et l’Australie.
Les quelque 80 millions de vaches que compte l’Inde demeurent un enjeu marchand. Elles produisent d’abord du lait dans un pays qui en est le deuxième producteur mondial (derrière les États-Unis), avec 73,7 millions de tonnes en 2015. Avec la libéralisation et l’émergence du nationalisme économique, d’autres produits sont devenus des fers de lance du développement. L’urine est ainsi récupérée pour préparer et vendre des médicaments, des huiles de massage ou des crèmes de beauté, reprenant des pratiques traditionnelles ayurvédiques curatives. Entre 1 et 2 euros le litre, l’urine de vache est plus onéreuse que l’essence. Les excréments sont également récupérés par les fabriques d’engrais, de détergents et de savons, voire de cosmétiques (pour éclaircir la peau). Les producteurs profitent de la mode du « bio » pour vanter les mérites de produits considérés comme naturels. Les « gaushalas », gigantesques fermes d’élevage, se multiplient dans l’Hindi Belt (nord du pays) et bénéficient de larges subventions de l’État. Les autorité indiennes investissent aussi dans les centres et laboratoires de recherche afin de démontrer l’efficacité de la « cow-pathy », ou traitement des maladies au moyen de produits issus de la vache, notamment dans la lutte contre les cancers. La vache est au cœur des enjeux sociaux et économiques d’une Inde contemporaine tiraillée entre pesanteurs culturelles et intégration dans la mondialisation.
(1) Michaël Bruckert, La chair, les hommes et les dieux : La viande en Inde, CNRS Éditions, 2018