Les âmes modifiées

Nous vivons dans une société autophage où nous passons notre temps à nous bouffer les uns les autres au nom du pouvoir et de l’argent.

Paul Rebeyrolle

S’étant enrichie en biens échangeables à mesure qu’elle s’appauvrissait en biens non reproductibles (le pétrole, la diversité des espèces), l’Humanité est condamnée à se dévorer elle-même.

Bernard Maris

La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction. Anselm JAPPE.

Le mythe grec d’Érysichthon nous parle d’un roi qui s’autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim – punition divine pour un outrage fait à la nature. Cette anticipation d’une société vouée à une dynamique autodestructrice constitue le point de départ de La Société autophage. Anselm Jappe y poursuit l’enquête commencée dans ses livres précédents, où il montrait – en relisant les théories de Karl Marx au prisme de la « critique de la valeur » – que la société moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l’argent, la marchandise et la valeur.
Mais comment les individus vivent-ils la société marchande ? Quel type de subjectivité le capitalisme produit-il ? Pour le comprendre, il faut rouvrir le dialogue avec la tradition psychanalytique, de Freud à Erich Fromm ou Christopher Lasch. Et renoncer à l’idée, forgée par la Raison moderne, que le « sujet » est un individu libre et autonome. En réalité, ce dernier est le fruit de l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la marchandise.
Le sujet fétichiste-narcissique ne tolère plus aucune frustration et conçoit le monde comme un moyen sans fin voué à l’illimitation et la démesure. Cette perte de sens et cette négation des limites débouchent sur ce qu’Anselm Jappe appelle la « pulsion de mort du capitalisme » : un déchaînement de violences extrêmes, de tueries de masse et de meurtres « gratuits » qui précipite le monde des hommes vers sa chute.
Dans ce contexte, les tenants de l’émancipation sociale doivent urgemment dépasser la simple indignation contre les tares du présent – qui est souvent le masque d’une nostalgie pour des stades antérieurs du capitalisme – et prendre acte d’une véritable « mutation anthropologique » ayant tous les atours d’une dynamique régressive.

Polyptyque du Jugement Dernier, van der Weyden (détail)

L’ère des insectes

« Nous sommes entrés dans l’ère des insectes et nous ne le savons pas encore. Nous sommes en train de mettre en place toutes les structures qui permettent aux insectes de fonctionner : l’instantanéité de l’information, la spécialisation des tâches, y compris de la procréation… »

Serge Rezvani 

Verrons-nous bientôt des essaims de criquets dans le ciel de Paris ?

Lampedusa a eu ce mot terrible: «Nous avons connu l’ère des grands fauves puis l’ère des hyènes et maintenant nous entrons dans l’ère des moutons.» J’ajoute aujourd’hui: «Arrive l’ère des insectes.» Sans nous en rendre bien compte, nous assistons à la mise en place des moyens qui présagent l’ère de l’homme innombrable. Abandonnant peu à peu la forme orale de communication propre aux animaux à sang chaud, nous privilégions déjà pour «communiquer» l’instantanéité des impulsions électriques de toutes les dimensions spatiales, qu’elles soient terrestres, souterraines, aériennes ou sous-marines. Compte tenu de notre taille et des espaces que notre voracité de possession et de mouvement recouvre, nous nous déplaçons à la vitesse des insectes. N’avons-nous pas réussi à produire entre nous et l’air qui nous entoure une carapace ressemblant à cette protection chitineuse aux reflets mordorés que les insectes sécrètent pour squelette? S’en remettant aux distributeurs d’images qui, en continu, l’alimentent et le stimulent, notre esprit, se détournant de ses possibilités d’intelligence, réclame ce qui fait choc, ce qui court-circuite toute réflexion. Le signal qui informe et alerte doit s’adresser directement aux nerfs logés sous le cortex. Ainsi relié à une centrale de distribution de ces chocs stimulants, notre entendement en atrophie s’en remet, sans débat et même, avec un entier abandon proche du plaisir d’inexistence, à ces impulsions qui disent: plus de plaisir, moins de plaisir, plus de peur, moins de peur, plus d’apaisement, moins d’apaisement, nous rendant solidaires de toutes les manipulations dont les responsabilités se trouvent diluées de telle sorte que nul ne sait quoi et qui entraînent cette nouvelle manifestation de réflexe collectif.

Là où les idéologies ou les religions n’ont pas réussi à nous fondre dans une forme unique et répétée, pour que plus jamais rien ne vienne marquer l’originalité d’être face à un autre, rêvant l’insecte, nous forçons aujourd’hui la serrure biologique, violant le gène, nous promettant cet homme indifférencié: l’homme en série, en refus du hasard, oui, l’insecte! L’un par milliards! Ainsi délivrés du haut et du bas, du je, du lui, de l’autre, réduits à l’indéfini du on, ne sachant si les pulsions qui nous gouvernent proviennent d’une pensée telle que l’espèce humaine pouvait la concevoir jusqu’ici, nous assistons à la mise en place des machines créées pour notre anéantissement ou pour notre annulation comme individus. Croyant nous référer à Descartes et à son mot d’ordre: «Maîtres et possesseurs de la nature!», nous nous inclinons devant les instruments de domination de la technologie. Sauf qu’au contraire de l’artiste créateur, le manipulateur de ces instruments soit déconstruit, soit refait les choses. C’est-à-dire propose une contre nature, n’ajoutant rien au monde » si ce n’est une caricature. Abandonnant l’imaginaire pour le concret, nous cherchons à accroître indéfiniment notre puissance, confondant puissance de destruction et puissance d’action, y voyant la preuve d’une souveraineté quand, à vrai dire, ayant perdu le sens et les lumières de l’éthique et de l’esthétique, nous cherchons l’apaisement de toutes les questions dans l’idée fixe d’un processus qui fonctionne, se répète » si possible perpétuellement.

Là où les sociétés d’insectes sont depuis longtemps parvenues, tend notre désir d’annulation. Seul le faire apaisant l’homme, c’est par le mouvement qu’il justifie sa présence face à cette nature dont il se proclame ennemi » puisque ennemie, dit-il. Ce refus de silence, de réflexion, cette nécessité de combattre toujours pour donner la réponse avant même que la question soit émise, l’homme s’en est toujours enorgueilli comme d’une spécificité purement masculine. Qu’aujourd’hui cette pulsion l’homme-nature la transcende dans des réalisations techniques d’un raffinement, ici aussi, digne des insectes, ne peut masquer l’extraordinaire grossièreté de cette détente ancestrale qui le fait agir. Que sa curiosité se soit affinée, qu’elle se prolonge dans des instruments d’une miraculeuse sensibilité n’enlève rien à la brutalité simiesque de la pulsion de domination qui le motive. Ce même mâle qui impose à sa femelle l’ablation du clitoris travaille aujourd’hui dans nos instituts de recherche biologique! Non seulement il rêve d’eugénisme mais surtout de s’emparer de la machine de reproduction elle-même. Sous prétexte de libérer la femme du pénible travail de gestation et de parturition, il promet l’avènement de l’utérus artificiel. Ce n’est pas par hasard si le professeur Jean Bernard s’amuse ainsi à anticiper: «Depuis 2050, l’oeuf humain peut mûrir, se développer entièrement dans des centres spécialisés, hors de l’utérus maternel. […] La femme du XXIe siècle, même la femme illettrée, même celle qui ne sait pas compter, a définitivement acquis la maîtrise de la reproduction. […] Le terme de grossesse a presque cessé d’avoir un sens. Et les jeunes femmes de 2082, libérées, ignorent les servitudes qui, pendant des millénaires, ont accablé leurs aînées.» Ce schéma, les entomologistes le connaissent. Il suffit de se pencher sur ces sociétés égalitaires, unisexuées » ou mieux encore asexuées que nous offrent les insectes pour «reconnaître» cet avenir dégagé de toutes «servitudes», de tout autre désir que celui de fonctionner comme un mécanisme dont le mouvement perpétuel rejoindrait en quelque sorte l’immobilité.

Etrange destin que celui de l’espèce humaine! Croyant se rebeller contre la nature, après un périple d’une fantaisie assez extraordinaire, nous voilà retombés du mammifère animé de sentiments, de rêveries, d’insatisfactions mélancoliques, à l’insecte fonctionnel, sans rêves et sans passions. Oui, ça ira, ça ira très bien! Puisque l’insatisfaction ­qui fait l’humain ­aura été éradiquée de ce «meilleur des mondes».

Serge Rezvani

Robert Duvall as THX1138 and Maggie McOmie as LUH 3417

LUH

They know. They’ve been watching us. I can feel it.

THX

They don’t know.

LUH

They’re watching us now.

THX

No one can see us now we’re alone.

THX 1138 Written by George Lucas

Rien ne va plus de soi

Ce qui fait la spécificité du clown c’est de faire surgir en nous, ce personnage, cette créature, cette face d’un humain en désordre, inadapté, dérangé et dérangeant, où persiste une présence d’enfance. Il y a souvent chez les clowns quelque chose d’un comportement enfantin qui dans la vie serait pathologique, le fait d’une personne attardée, diminuée. Un état d’enfance qui surgit en vous et vous fait voir le monde avec des yeux étonnés. Tout est différent. Rien ne va plus de soi. Et spectateurs et spectatrices s’amusent de cette rupture, de ce danger potentiel d’enfance, de ce risque d’un comportement qui échappe à la norme. […]

Le clown blanc (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Le clown est porteur d’un mystère qui est aussi profond que le mystère de notre existence. Nous présentons aux spectateurs une figure, un caractère, un personnage, un être humain enfin, porteur en lui, à la fois, de l’enfance et de l’âge adulte ou de la vieillesse, de la plus grande innocence et de la plus belle sagesse, qui montre dans ses ratages quelque chose de l’incapacité de l’homme à saisir la vie, en même temps qu’il est traversé de surgissements sublimes qui nous dépassent. Et toute cette concentration d’existences constitue pour moi le clown, qui nous fait rire et pleurer parce qu’il nous parle à la fois de notre naissance et de notre fin, des petites choses de rien qu’il a du mal à manipuler en même temps que de l’univers entier, avec un théâtre simple. […]

Le clown, virtuose et poète du désordre, se déséquilibre tant, qu’il nous présente une image amusante, mais aussi terrifiante, symbole de mort physique, par ses chutes, mais aussi sociale, conséquence de ses troubles du comportement. Un poème inquiétant pour enchanter nos vies? Voilà une des spécificités de l’art clownesque : pouvoir faire rire par la manifestation de la fragilité de l’existence, en suscitant en soi un tel dérangement qu’il se répande dans les spectateurs, à leur tour secoués par le désordre vivifiant du rire. 

Philippe Goudard, Le cirque entre l’élan et la chute, Éditions Espace

Il sera une fois… le Tout en Un

Sous nos yeux, l’Humanité tisse son cerveau… le Point critique de Réflexion planétaire, fruit de la socialisation, loin d’être une simple étincelle dans la nuit, correspond au contraire à notre passage, par retournement ou matérialisation, sur une autre face de l’univers : non pas une fin de l’Ultrahumain, mais son accession à quelque Transhumain, au coeur même des choses.

Tout se passe comme si l’Un se formait par unifications successives du Multiple — et comme s’il était d’autant plus parfait qu’il centralise sous lui plus parfaitement un plus vaste Multiple .

Pierre Teilhard de Chardin

Juste avant l’aube

Chers présidents des neuf pays amazoniens et à tous les dirigeants mondiaux qui partagent la responsabilité du pillage de notre forêt tropicale,

Je m’appelle Nemonte Nenquimo. Je suis une femme Waorani, une mère, et une dirigeante de mon peuple. La forêt amazonienne est ma maison. Je vous écris cette lettre parce que les feux font encore rage. Parce que les entreprises déversent du pétrole dans nos rivières. Parce que les mineurs volent l’or (comme ils le font depuis 500 ans) et laissent derrière eux des fosses ouvertes et des toxines. Parce que les accapareurs de terres coupent la forêt primaire pour que le bétail puisse paître, que les plantations puissent être cultivées et que l’homme blanc puisse manger. Parce que nos aînés meurent du coronavirus, alors que vous planifiez vos prochains coups de coupe pour stimuler une économie qui ne nous a jamais profité. Parce que, en tant que peuples indigènes, nous nous battons pour protéger ce que nous aimons – notre mode de vie, nos rivières, les animaux, nos forêts, la vie sur Terre – et il est temps que vous nous écoutiez.

Dans chacune de nos centaines de langues différentes à travers l’Amazonie, nous avons un mot pour vous – l’étranger, l’inconnue. Dans ma langue, le WaoTededo, ce mot est « cowori ». Et il n’est pas nécessaire que ce soit un mauvais mot. Mais vous l’avez fait. Pour nous, le mot est devenu synonyme (et d’une manière terrible, votre société en est venue à représenter) : l’homme blanc qui en sait trop peu pour le pouvoir qu’il exerce, et les dégâts qu’il cause.

Vous n’êtes probablement pas habitué à ce qu’une femme indigène vous traite d’ignorant et, moins encore, à ce genre de plate-forme. Mais pour les peuples indigènes, c’est clair : moins vous en savez sur une chose, moins elle a de valeur pour vous, et plus elle est facile à détruire. Et par « facile », j’entends : sans culpabilité, sans remords, avec bêtise et même avec raison. Et c’est exactement ce que vous faites pour nous, les peuples indigènes, pour nos territoires de forêt tropicale et, en fin de compte, pour le climat de notre planète.

Il nous a fallu des milliers d’années pour apprendre à connaître la forêt tropicale amazonienne. Pour comprendre ses coutumes, ses secrets, pour apprendre à survivre et à prospérer avec elle. Et pour mon peuple, les Waorani, nous ne vous connaissons que depuis 70 ans (nous avons été « contactés » dans les années 50 par des missionnaires évangéliques américains), mais nous apprenons vite, et vous n’êtes pas aussi complexe que la forêt tropicale.

Quand vous dites que les compagnies pétrolières disposent de merveilleuses nouvelles technologies qui permettent de siroter le pétrole sous nos terres comme les colibris sirotent le nectar d’une fleur, nous savons que vous mentez parce que nous vivons en aval des marées noires. Quand vous dites que l’Amazonie ne brûle pas, nous n’avons pas besoin d’images satellites pour vous prouver le contraire ; nous nous étouffons avec la fumée des vergers que nos ancêtres ont plantés il y a des siècles. Quand vous dites que vous cherchez d’urgence des solutions au problème du climat, tout en continuant à construire une économie mondiale basée sur l’extraction et la pollution, nous savons que vous mentez parce que nous sommes les plus proches de la terre, et les premiers à l’entendre pleurer.

Je n’ai jamais eu la chance d’aller à l’université et de devenir médecin, ou avocat, ou politicien, ou scientifique. Mes aînés sont mes professeurs. La forêt est mon professeur. Et j’ai suffisamment appris (et je parle au coude à coude avec mes frères et sœurs indigènes à travers le monde) pour savoir que vous vous êtes égarés, que vous avez des problèmes (bien que vous ne les compreniez pas encore complètement) et que vos problèmes sont une menace pour toute forme de vie sur Terre.

Vous nous avez imposé votre civilisation et regardez maintenant où nous en sommes : pandémie mondiale, crise climatique, extinction d’espèces et, à l’origine de tout cela, une pauvreté spirituelle généralisée. Pendant toutes ces années à prendre, prendre, prendre de nos terres, vous n’avez pas eu le courage, ni la curiosité, ni le respect d’apprendre à nous connaître. Pour comprendre comment nous voyons, pensons, ressentons et ce que nous savons de la vie sur cette Terre.

Je ne pourrai pas non plus vous l’apprendre dans cette lettre. Mais ce que je peux dire, c’est que cela a à voir avec des milliers et des milliers d’années d’amour pour cette forêt, pour cet endroit. L’amour au sens le plus profond, comme la révérence. Cette forêt nous a appris à marcher avec légèreté, et parce que nous l’avons écoutée, apprise et défendue, elle nous a tout donné : de l’eau, de l’air pur, de la nourriture, un abri, des médicaments, du bonheur, un sens. Et vous nous enlevez tout cela, pas seulement à nous, mais à tous les habitants de la planète et aux générations futures.

C’est le petit matin en Amazonie, juste avant l’aube : un moment qui nous permet de partager nos rêves, nos pensées les plus fortes. Et c’est pourquoi je vous dis à tous : la Terre n’attend pas que vous la sauviez, elle attend que vous la respectiez. Et nous, en tant que peuples indigènes, nous attendons la même chose.

The Guardian – Octobre 2020

Nemonte Nenquimo est cofondatrice de l’organisation à but non lucratif Ceibo Alliance, dirigée par des indigènes, la première femme présidente de l’organisation Waorani en Amazonie équatorienne.
(Photo credits: Santiago Cornejo, Melissa Cartagena, Amazon Frontlines)

La volonté de demeurer Sapiens

La conservation de l’espèce humaine selon le paléontologue André Leroi-Gourhan par Catherine Reinaud, Bruxelles. 1972 

Préhistorien, docteur es sciences et es lettres, André Leroi-Gourhan a étudié le développement de l’Homme dans une perspective à la fois humaniste, biologique et paléontologique. 

Les témoignages et les conclusions qu’il apporte sur l’évolution humaine vont à contre-courant du mythe du Progrès et confirment les cris d’alarme contemporains concernant notre avenir, en se basant sur des arguments peu ou mal connus. En même temps, la réflexion de Leroi Gourhan nous permet, par le biais des déductions scientifiques les plus récentes, de rejoindre paradoxalement les grands courants de la Pensée traditionnelle. Ses thèses, magistralement démontrées, sur la situation biologique et zoologique de l’homme, nous apparaissent comme l’écho au plan physique et le complément des intuitions métaphysiques les plus profondes et des grands mythes de l’humanité. 

C’est pourquoi, il a paru intéressant de donner ici une synthèse de son ouvrage le Geste et la Parole dont la conclusion pose le problème de la survie humaine. De ces ouvrages se dégagent deux idées essentielles, qui inclinent le préhistorien à penser que l’homme risque à l’heure actuelle l’échec suprême, la disparition de son espèce : d’une part la régression de la main à laquelle sont liés le développement du cerveau et la parole, d’autre part la réduction de l’aventure physique en aventure passive par la séparation de l’homme d’avec lui-même et par la perte de la tradition “ biologiquement nécessaire ” 

LA RÉGRESSION DE LA MAIN 

En s’appuyant sur les plus récentes découvertes de la Paléontologie, il est maintenant possible d’affirmer que le développement du cerveau et l’action de la main sont liés. L’Homo-Sapiens ne serait pas sapiens s’il n’avait pas libéré sa main (de la marche), laquelle est humaine “ non par ce qu’elle est mais par ce qui s’en détache ”. Schématiquement, on pourrait dire que la main et le geste qui l’anime sont à l’origine du prodigieux développement du cerveau humain. D’où l’inquiétude du Paléontologue devant le phénomène, qui va s’accélérant, de la régression de la main, privée de plus en plus du geste qui crée, et réduite à presser sur des boutons, conduisant l’homme à une véritable “ déculturation ” technique : 

Il serait de peu d’importance que diminue cet organe de fortune qu’est la main, si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l’équilibre des territoires cérébraux qui l’intéressent … Ne pas avoir à penser avec ses dix doigts équivaut à manquer d’une partie normalement, philogéniquement humaine. 

La Main et le Cerveau 

“ L’homme a commencé par les pieds ” et non par le cerveau dès que la bipédie eut libéré sa main, et cette main ainsi libérée n’est pas restée vide : elle a, en quelque sorte, secrété l’outil. Le développement du cerveau quant à lui est “ corrélatif et non pas primordial de la station verticale ”et de sa conséquence, la libération de la main. C’est pourquoi pour les paléontologues les critères fondamentaux de l’humanité sont: la station verticale, la main libre pendant la marche et la possession d’outils. 

Ceci est prouvé par l’étude des fossiles, et en particulier par l’étude du fossile le plus ancien, le “ Zinjanthrope ”, découvert dans les années 50 sur le continent africain, qui taillait déjà des outils dans le silex aux confins de l’ère tertiaire. Cette découverte jette définitivement à bas la légende de l’homme singe au gros cerveau, longtemps au centre de la paléontologie, et demeurée vivace dans la tradition populaire ainsi exprimée par R. Queneau “ le singe sans effort, le singe devint l’Homme, lequel un peu plus tard désintégra l’atome ”. 

L’image de l’ancêtre doté d’un corps de gorille aux longs bras traînant à terre, mais pourvu d’un cerveau assez semblable au nôtre dont la pensée aurait guidé l’évolution, ne correspond plus à la réalité. On a maintenant la preuve que le vénérable ancêtre marchait debout, que ses membres avaient les proportions que nous connaissons à l’homme, mais que son cerveau différent radicalement de celui du singe avait une taille minuscule. Donc, dès le départ, tout l’appareil ostéomusculaire est définitivement constitué et tout se passe ensuite “ comme s’il se rajoutait cerveau sur cerveau ” pour atteindre la dimension actuelle vers 40.000 avant notre ère avec le Néandertalien. Depuis cette époque rien n’a plus changé dans l’homme, et nos besoins élémentaires demeurent les mêmes ; morphologiquement, nous avons donc 40 000 ans environ, ce qui, vu sous l’angle de l’évolution et de la dérive des espèces, est assez jeune. L’expansion du cerveau vers les territoires frontaux et pré-frontaux se fait ainsi synchroniquement avec l’acquisition infiniment lente d’une série de gestes supplémentaires vérifiables dans la taille des outils. 

La Main et la Parole 

À l’intérieur même de ce processus de liaison entre main et cerveau, on connaît également à l’heure actuelle l’interdépendance de la main et de la parole, du geste et de la parole. En effet, l’étude du cerveau humain montre la contiguïté et la solidarité à l’intérieur du cortex moyen des zones de la motricité et du langage. 

Le langage est donc étroitement lié à la main et “ ce caractère inséparable de l’activité verbale et de l’activité motrice représente un phénomène mental unique démontré par les expériences neuro-chirurgicales. Celles-ci montrent en effet que les zones d’association enrobant le cortex moyen de la face et de la main participent conjointement à l’élaboration des symboles phonétiques et graphiques… Les lésions affectant les aires motrices de la main enlèvent la capacité intellectuelle d’exprimer et d’appréhender les symboles vocaux et graphiques. ” Aussi, comment ne pas partager l’inquiétude du savant devant l’absence de gestes créateurs qui, de plus en plus, caractérise l’homme contemporain ; la moindre blanchisseuse du siècle dernier avait plus de gestes que l’individu moyen actuel. Et il est assez significatif qu’au niveau du développement individuel se répète le processus de l’intelligence venue de la main : l’enfant confié à l’école maternelle est aussitôt plongé dans des “ activités gestuelles ”, des “expériences sensorielles ”, faute de pouvoir trouver dans son milieu familial et social la possibilité de voir et d’apprendre des gestes qui auraient la saveur irremplaçable de la vie. Car le geste n’est pas simplement un mouvement, c’est avant tout le contact réfléchi avec la matière, avec tout ce que cela implique de connaissance intime et de distance. 

LA RÉDUCTION DE L’AVENTURE PHYSIQUE EN AVENTURE PASSIVE 

À l’inquiétude soulevée par la régression de la main, s’ajoute chez A. Leroi-Gourhan l’inquiétude devant ce qu’il appelle “ la réduction de l’aventure physique en aventure passive ”, sous le double effet de la séparation de l’homme d’avec lui-même et de la perte de la Tradition indispensable à sa survie. 

La Séparation de l’homme d’avec lui même 

Paul Valéry notait que “ l’homme est animal enfermé à l’extérieur de sa cage, il s’agite hors de soi ”. Or cette définition s’applique parfaitement à l’évolution de l’activité humaine. Toute l’histoire de l’évolution humaine pourrait en effet se résumer en une succession “d’extériorisations ” d’ailleurs biologiquement nécessaires pour éviter à l’homme la spécialisation anatomique de l’animal. C’est pourquoi, note Leroi-Gourhan, l’homme court moins vite que le cheval, ronge moins bien que le rat, grimpe moins bien que le singe, etc., mais il peut faire toutes ces actions, alors que le cheval, le rat et le singe ne peuvent pas sortir de leur spécialisation. Ce phénomène d’extériorisation tend donc à placer hors de l’homme, ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’activité spécifique et “ les Paléontologues ont remarqué depuis longtemps que ce sont les espèces les moins spécialisées qui possèdent les formes cérébralement les plus avancées ”. Cette extériorisation commence dès le début de l’humanité lorsque la bipédie libère la main, qui aussitôt s’extériorise en se prolongeant dans l’outil. Et elle se poursuit tout au long de l’histoire humaine par le rejet hors de l’homme de tout son appareil physique.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’essor des techniques est assez lent pour que le phénomène d’extériorisation n’atteigne que la main libérée par l’outil qui la prolonge, mais qui la suit.

À partir du machinisme le processus s’accélère considérablement, et depuis une vingtaine d’années d’une manière aussi foudroyante qu’inquiétante. Tout est déversé, transposé et “ le mimétisme de l’artificiel sur le vivant a atteint le degré le plus élevé. ” Si bien que l’homme actuel en vient à vivre abstraitement sa propre aventure : extériorisation de la force musculaire dans les moteurs, du système nerveux dans les machines qui transmettent des ordres et s’auto-contrôlent, du langage dans le disque et le magnétophone, de la mémoire et des facultés de jugement dans les ordinateurs (qui d’ores et déjà posent des diagnostics médicaux), extériorisation des désirs dans la publicité, de la reproduction dans l’insémination artificielle, de l’imagination dans les moyens audio-visuels. Comment ne pas remarquer à ce propos que les moyens audio-visuels mettent l’individu devant une situation radicalement nouvelle, à la fois totalement subie et totalement vécue : la passivité agitée érigée en mode de participation collective.

Au sujet de l’imagination A. Leroi-Gourhan note qu’on assiste à “ la séparation de plus en plus nette entre une petite élite, organe de digestion intellectuelle, et des masses, organe de pure assimilation. ” 

Cette extériorisation, cette projection de l’homme hors de lui-même ne profite d’ailleurs en fin de compte qu’à la Société, laquelle a tout intérêt à s’appuyer sur des masses amorphes composées d’individus étroitement spécialisés. Si bien qu’on arrive à ce paradoxe : l’homme devient superflu, encombré par ce corps adapté aux temps où il chassait les mammouths mais parfaitement dépassé à l’heure actuelle. L’Homme est un “ fossile vivant ” dans la société qu’il a lui-même créée, dont la fonction, pourrait-on dire, était de le prolonger et non de rompre toutes ses racines zoologiques. Il ne lui reste plus, dit Leroi-Gourhan, qu’à construire des machines qui teinteraient leurs jugements d’affectivité, qui auraient le sens du Beau, du Bien, du Vrai, pour que le cycle soit bouclé. 

Ainsi est éclatante la contradiction fondamentale de l’Homme, qui le pousse, pour survivre biologiquement et affronter la réalité d’une façon différente de celle du monde animal, à placer hors de lui-même tout ce qui le constitue. Alors que, dans le même temps, la séparation d’avec lui-même lui ôte et le sentiment de la réalité et la possession de lui-même ; ce qu’illustre bien le langage courant dans l’expression “ être hors de soi ”, c’est à dire perdre tout lien avec soi-même. On ne peut s’empêcher de voir dans cette contradiction l’écho sur le plan biologique de la contradiction spirituelle qui lie le Bien au Mal, qui fait que l’homme ne peut pas atteindre sans les dégrader les seuls biens qui vaillent d’être désirés. L’écho aussi de tous les grands mythes et de toutes les religions de l’humanité qui de façons les plus diverses ont illustré depuis le fonds des âges l’idée de la chute originelle, l’idée que l’homme en naissant se sépare d’une partie de lui-même: d’Osiris coupé en morceaux en passant par Adam exilé du Paradis terrestre, du mythe Platonicien, de la Caverne aux théories manichéennes, toujours, au centre de la destinée humaine, l’intuition profonde de la séparation spirituelle de l’homme d’avec lui-même. Ainsi, l’homme, séparé de lui-même sur le plan physique, séparé de lui-même sur le plan spirituel, est en proie d’une façon absolue à la contradiction, dans laquelle Simone Weil voyait “ l’épreuve de la Nécessité ”, Dans le même temps, “ l’ère des loisirs ” nous offre toutes les possibilités de fuir notre âme au lieu d’affronter la contradiction de notre destinée de l’intérieur : “ Oh hommes errants, vagabonds, déserteurs de votre âme, fugitifs de vous mêmes ”, disait déjà Bossuet …


La Perte de la Tradition biologiquement nécessaire 

Avec A. Leroi-Gourhan, les biologistes affirment que “ la tradition est biologiquement aussi indispensable à l’espèce humaine que le conditionnement génétique l’est aux Sociétés Animales”. 

En effet, l’homme vient au monde avec un cerveau quasiment vide, à l’inverse de l’animal qui, lui, naît avec un maximum de prédétermination génétique correspondant à ce que l’on nomme “ l’instinct ”. L’instinct permet à l’animal d’adapter son comportement au milieu extérieur, dans une série d’actions parfaitement déterminées. 

Pour l’homme, la Tradition fait la liaison entre ses aptitudes génétiques, les sollicitations du milieu extérieur, et ses facultés d’abstraction. Elle est le fondement de son comportement individuel, ce qui se substitue à l’instinct dans le quotidien, elle lui permet de se libérer pour procéder à des opérations intellectuelles de confrontations et de jugements. Or, la tradition est liée à la mémoire, qui est elle même soumise au langage, lequel est lui-même entièrement tributaire de la société pas de société, pas de langage (l’expérience faite par Frédéric II de confier des nouveau-nés à des nourrices muettes donne une preuve que le langage dépend de la société : ces malheureux, loin de réinventer un langage, ne purent jamais parler et tous d’ailleurs moururent en bas âge). 

Le langage assume donc dans la communauté humaine la transmission de la tradition. De la sorte, la possibilité pour l’individu de se référer à la tradition repose sur une mémoire dont le contenu (le langage) appartient à la société. 

Or, comment ne pas remarquer qu’à l’heure actuelle nous assistons d’une part au rejet violent de la tradition sous toutes ses formes, d’autre part à la falsification du langage par les idéologies. À cela d’ailleurs, s’ajoute la perte des modèles qui créaient un lien puissant et personnel avec la tradition et qui se sont dégradés de nos jours dans les stéréotypes de la psychanalyse. En se privant de la tradition, indispensable à sa survie biologique, l’homme contemporain se prive d’ailleurs également de l’avenir, dans la mesure où le passé enracine l’existence individuelle dans l’éternité. Ainsi, jamais époque ne s’est vue plus cruellement privée de liens; nous sommes en train de détruire tous les intermédiaires, tous les intercesseurs, tous les ponts qui reliaient l’homme soit à sa destinée humaine, soit à sa destinée divine: l’écroulement des religions réduites à faire du social pour s’attirer des adeptes illustre l’abandon de l’idée de grâce et de prière comme lien entre l’homme et son dieu. 

C’est pourquoi, on peut conclure avec A. Leroi-Gourhan : L’Homo Sapiens de la zoologie est probablement à la fin de sa carrière. Physiquement c’est une espèce qui dispose d’un certain avenir : au rythme où il a évolué depuis 30 000 ans il semble avoir au moins autant de perspective devant lui, quoique la paléontologie nous renseigne sur ce point assez mal : les espèces ne vieillissent pas, elles se transforment ou disparaissent ( … ) À moins que l’homme ne soit dans un avenir proche déterminé par une prise de conscience, dans la volonté de demeurer Sapiens. 

Le voyageur immobile

 

« Jamais on n’y arrivera.

Si on attend une ambulance, on est fichus. »

Naoyuki Ogata (28)

 

« Si tout le monde avait un ordinateur relié au bureau,

on n’aurait pas besoin de se déplacer.

Ce n’est pas impossible, on peut même tenir des vidéo-conférences.

On pourrait s’arranger pour ne venir au bureau qu’une fois par semaine.

Ça arrivera sans doute un jour. »

UNDERGROUND de Haruki Murakami. Date de publication originale : 1997

 

Underground

Ayant à sa disposition tous les moyens possibles pour communiquer à grande distance instantanément (vidéoconférences, visiophone, etc.), l’internaute est virtuellement partout dans le monde et en relation potentiellement avec tout être humain.

Nous voici donc devenus les « hommes terminaux » d’une société branchée, connectée, dans laquelle s’émiette notre temps. De temps à autre, des grand-messes qu’aucune frontière ne sépare plus nous rassemblent, et le tour est joué.

Zoom

Or, dès lors que l’espace n’est plus là pour marquer les séparations, comment ce que l’on est, ce que l’on fait et ce que l’on vit prend sens et valeur à nos propres yeux ?

Et tandis que nous resterons coincés derrière nos petits écrans auxquels nous nous accrocherons comme des désespérés, les relations humaines deviendront-elles une exclusivité réservée à une petite élite fortunée ? Et pourtant, elle n’hésitera pas à prendre l’avion pour une réunion de quelques heures, ou simplement pour le plaisir à s’échapper de la Toile…

“A desire for more cows”

La vache en Inde est-elle un nouvel enjeu économique et socioculturel ?

(par É. Janin – Carto)

La vache est considérée par les hindous comme une matrice originelle et universelle, féconde et nourricière. Elle est au cœur de la sacralité et des interdits du quotidien du milliard d’individus pratiquant cette religion en Inde. Mais depuis les derniers résultats électoraux nationaux (2014) et régionaux (2016-2017) favorables au Bharatiya Janata Party (BJP), mouvement de Narendra Modi, elle est exploitée comme objet politique au service des franges ultranationalistes. Cette vision, aspirant à la marginalisation et à la stigmatisation des minorités religieuses (musulmane, chrétienne, jaïne, bouddhiste, entre autres), protège le caractère sacré des vaches. Dans les États où le BJP est au pouvoir, il est interdit d’apporter une vache vivante à l’abattoir, leurs propriétaires devant les entretenir jusqu’à leur décès. Dans le Gujarat, considéré comme le « laboratoire » du nationalisme hindou et dont Narendra Modi fut le ministre en chef entre 2001 et 2014, l’abattage légal et informel des vaches est proscrit et passible d’une peine de prison à vie. Dans l’Uttar Pradesh, État le plus peuplé de l’Union indienne (environ 220 millions d’habitants en 2017), les abattoirs clandestins on été fermés et la chasse aux marchands et aux consommateurs de viande, orchestrée par des milices extrémistes hindoues, a fait en 2017 des dizaines de morts, majoritairement des musulmans.

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Le contexte de ces tensions socioculturelles autour de la vache est bien celui d’une confrontation entre, d’un côté, les adeptes du végétarisme (30% de la population indienne), associé à l’identité hindoue, donc à la pureté et au sacré, et, de l’autre, les défenseurs de la carnivorie, et de la consommation de bœuf en particulier, établie comme nouvelle norme sociale. Certaines hautes castes, comme les brahmanes, refusent toute nourriture carnée dans une stratégie de dévotion. Dans les quartiers de Chennai (Tamil Nadu) où elles résident, le végétarisme est très suivi, et il est interdit d’y détenir une boucherie ou un restaurant non végétarien. Cette territorialisation du sacré garantit la pureté des quartiers et favorise la ségrégation spatiale entre les groupes sociaux, notamment l’éloignement des intouchables et des autres communautés religieuses. Mais il s’agit aussi pour les extrémistes hindous de s’opposer à la sécularisation de l’alimentation et donc à la tentation, en particulier des classes moyennes et supérieures, d’être carnivores. Si le concept de transition alimentaire (c’est-à-dire l’augmentation de la consommation de produits carnés) ne se vérifie pas encore à l’échelle du pays (à peine 5 kg par habitant et par an, dont 1,7 kg de viande de bœuf, contre 100 kg aux États-Unis et 66 kg en France), ce sont les classes aux revenus élevés qui sont les plus grandes consommatrices de viande en Inde dans un contexte d’occidentalisation des comportements alimentaires et d’urbanisation (1). Toutefois, cette consommation est majoritairement orientée vers les volailles. McDonald’s a ainsi banni le bœuf dans ses restaurants et le Big Mac est remplacé par un Maharaja Mac au poulet ou à la dinde. Si la consommation de bœuf est corrélée avec le niveau social, le facteur culturel n’est pas à négliger : ce sont bien les populations musulmanes qui en mangent le plus, ces dernières ne consommant pas de porc. Paradoxalement, alors que les normes sociales et culturelles semblent mener l’Inde à la « guerre des vaches », elle est l’un des principaux pays exportateurs de viande bovine (issue de buffles) dans le monde, avec le Brésil, les États-Unis et l’Australie.

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Les quelque 80 millions de vaches que compte l’Inde demeurent un enjeu marchand. Elles produisent d’abord du lait dans un pays qui en est le deuxième producteur mondial (derrière les États-Unis), avec 73,7 millions de tonnes en 2015. Avec la libéralisation et l’émergence du nationalisme économique, d’autres produits sont devenus des fers de lance du développement. L’urine est ainsi récupérée pour préparer et vendre des médicaments, des huiles de massage ou des crèmes de beauté, reprenant des pratiques traditionnelles ayurvédiques curatives. Entre 1 et 2 euros le litre, l’urine de vache est plus onéreuse que l’essence. Les excréments sont également récupérés par les fabriques d’engrais, de détergents et de savons, voire de cosmétiques (pour éclaircir la peau). Les producteurs profitent de la mode du « bio » pour vanter les mérites de produits considérés comme naturels. Les « gaushalas », gigantesques fermes d’élevage, se multiplient dans l’Hindi Belt (nord du pays) et bénéficient de larges subventions de l’État. Les autorité indiennes investissent aussi dans les centres et laboratoires de recherche afin de démontrer l’efficacité de la « cow-pathy », ou traitement des maladies au moyen de produits issus de la vache, notamment dans la lutte contre les cancers. La vache est au cœur des enjeux sociaux et économiques d’une Inde contemporaine tiraillée entre pesanteurs culturelles et intégration dans la mondialisation.

(1) Michaël Bruckert, La chair, les hommes et les dieux : La viande en Inde, CNRS Éditions, 2018

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