L’ère des insectes

« Nous sommes entrés dans l’ère des insectes et nous ne le savons pas encore. Nous sommes en train de mettre en place toutes les structures qui permettent aux insectes de fonctionner : l’instantanéité de l’information, la spécialisation des tâches, y compris de la procréation… »

Serge Rezvani 

Verrons-nous bientôt des essaims de criquets dans le ciel de Paris ?

Lampedusa a eu ce mot terrible: «Nous avons connu l’ère des grands fauves puis l’ère des hyènes et maintenant nous entrons dans l’ère des moutons.» J’ajoute aujourd’hui: «Arrive l’ère des insectes.» Sans nous en rendre bien compte, nous assistons à la mise en place des moyens qui présagent l’ère de l’homme innombrable. Abandonnant peu à peu la forme orale de communication propre aux animaux à sang chaud, nous privilégions déjà pour «communiquer» l’instantanéité des impulsions électriques de toutes les dimensions spatiales, qu’elles soient terrestres, souterraines, aériennes ou sous-marines. Compte tenu de notre taille et des espaces que notre voracité de possession et de mouvement recouvre, nous nous déplaçons à la vitesse des insectes. N’avons-nous pas réussi à produire entre nous et l’air qui nous entoure une carapace ressemblant à cette protection chitineuse aux reflets mordorés que les insectes sécrètent pour squelette? S’en remettant aux distributeurs d’images qui, en continu, l’alimentent et le stimulent, notre esprit, se détournant de ses possibilités d’intelligence, réclame ce qui fait choc, ce qui court-circuite toute réflexion. Le signal qui informe et alerte doit s’adresser directement aux nerfs logés sous le cortex. Ainsi relié à une centrale de distribution de ces chocs stimulants, notre entendement en atrophie s’en remet, sans débat et même, avec un entier abandon proche du plaisir d’inexistence, à ces impulsions qui disent: plus de plaisir, moins de plaisir, plus de peur, moins de peur, plus d’apaisement, moins d’apaisement, nous rendant solidaires de toutes les manipulations dont les responsabilités se trouvent diluées de telle sorte que nul ne sait quoi et qui entraînent cette nouvelle manifestation de réflexe collectif.

Là où les idéologies ou les religions n’ont pas réussi à nous fondre dans une forme unique et répétée, pour que plus jamais rien ne vienne marquer l’originalité d’être face à un autre, rêvant l’insecte, nous forçons aujourd’hui la serrure biologique, violant le gène, nous promettant cet homme indifférencié: l’homme en série, en refus du hasard, oui, l’insecte! L’un par milliards! Ainsi délivrés du haut et du bas, du je, du lui, de l’autre, réduits à l’indéfini du on, ne sachant si les pulsions qui nous gouvernent proviennent d’une pensée telle que l’espèce humaine pouvait la concevoir jusqu’ici, nous assistons à la mise en place des machines créées pour notre anéantissement ou pour notre annulation comme individus. Croyant nous référer à Descartes et à son mot d’ordre: «Maîtres et possesseurs de la nature!», nous nous inclinons devant les instruments de domination de la technologie. Sauf qu’au contraire de l’artiste créateur, le manipulateur de ces instruments soit déconstruit, soit refait les choses. C’est-à-dire propose une contre nature, n’ajoutant rien au monde » si ce n’est une caricature. Abandonnant l’imaginaire pour le concret, nous cherchons à accroître indéfiniment notre puissance, confondant puissance de destruction et puissance d’action, y voyant la preuve d’une souveraineté quand, à vrai dire, ayant perdu le sens et les lumières de l’éthique et de l’esthétique, nous cherchons l’apaisement de toutes les questions dans l’idée fixe d’un processus qui fonctionne, se répète » si possible perpétuellement.

Là où les sociétés d’insectes sont depuis longtemps parvenues, tend notre désir d’annulation. Seul le faire apaisant l’homme, c’est par le mouvement qu’il justifie sa présence face à cette nature dont il se proclame ennemi » puisque ennemie, dit-il. Ce refus de silence, de réflexion, cette nécessité de combattre toujours pour donner la réponse avant même que la question soit émise, l’homme s’en est toujours enorgueilli comme d’une spécificité purement masculine. Qu’aujourd’hui cette pulsion l’homme-nature la transcende dans des réalisations techniques d’un raffinement, ici aussi, digne des insectes, ne peut masquer l’extraordinaire grossièreté de cette détente ancestrale qui le fait agir. Que sa curiosité se soit affinée, qu’elle se prolonge dans des instruments d’une miraculeuse sensibilité n’enlève rien à la brutalité simiesque de la pulsion de domination qui le motive. Ce même mâle qui impose à sa femelle l’ablation du clitoris travaille aujourd’hui dans nos instituts de recherche biologique! Non seulement il rêve d’eugénisme mais surtout de s’emparer de la machine de reproduction elle-même. Sous prétexte de libérer la femme du pénible travail de gestation et de parturition, il promet l’avènement de l’utérus artificiel. Ce n’est pas par hasard si le professeur Jean Bernard s’amuse ainsi à anticiper: «Depuis 2050, l’oeuf humain peut mûrir, se développer entièrement dans des centres spécialisés, hors de l’utérus maternel. […] La femme du XXIe siècle, même la femme illettrée, même celle qui ne sait pas compter, a définitivement acquis la maîtrise de la reproduction. […] Le terme de grossesse a presque cessé d’avoir un sens. Et les jeunes femmes de 2082, libérées, ignorent les servitudes qui, pendant des millénaires, ont accablé leurs aînées.» Ce schéma, les entomologistes le connaissent. Il suffit de se pencher sur ces sociétés égalitaires, unisexuées » ou mieux encore asexuées que nous offrent les insectes pour «reconnaître» cet avenir dégagé de toutes «servitudes», de tout autre désir que celui de fonctionner comme un mécanisme dont le mouvement perpétuel rejoindrait en quelque sorte l’immobilité.

Etrange destin que celui de l’espèce humaine! Croyant se rebeller contre la nature, après un périple d’une fantaisie assez extraordinaire, nous voilà retombés du mammifère animé de sentiments, de rêveries, d’insatisfactions mélancoliques, à l’insecte fonctionnel, sans rêves et sans passions. Oui, ça ira, ça ira très bien! Puisque l’insatisfaction ­qui fait l’humain ­aura été éradiquée de ce «meilleur des mondes».

Serge Rezvani

Robert Duvall as THX1138 and Maggie McOmie as LUH 3417

LUH

They know. They’ve been watching us. I can feel it.

THX

They don’t know.

LUH

They’re watching us now.

THX

No one can see us now we’re alone.

THX 1138 Written by George Lucas

La terre promise de l’intelligence artificielle

Parano, PMO ? Ce collectif qui dénonce le projet de smart world et l’oppression qui l’accompagne, ne décrit pas autre chose que Jeremy Rifkin, qui en est l’un des chantres. Voici ce qu’écrit ce « penseur » qui a l’oreille des puissants de la planète : « Tous les engins, les appareils, les machines et les dispositifs vont être équipés de capteurs qui vont relier chaque « objet » à chaque individu, en un vaste réseau numérique neural qui se déploiera dans l’ensemble de l’économie mondiale. Des milliards de capteurs existent déjà, fixés sur les flux de ressources, les entrepôts, les réseaux routiers, les chaînes de production des usines, le réseau électrique de transmission, les bureaux, les logements, les magasins, les véhicules. Ils suivent continuellement leur évolution et leurs résultats et fournissent des quantités de données à l’internet de la communication, de l’énergie, du transport et de la logistique. On a calculé que, d’ici à 2030, il y aura près de 100 billions de capteurs qui mailleront l’environnement humain et naturel pour former un environnement intelligent mondial distribué. »

5G MON AMOUR, Nicolas Bérard – Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles

PMO : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=plan

N’est intelligent que l’intelligence

Le Linky est loin d’être la seule raison pour laquelle le lobby électrique a rejoint celui des ondes. Le compteur communicant est le fruit de cette union et n’a en fait agi que comme un révélateur du monde de demain, tel que notre technostructure, nos élu•es et les grandes multinationales l’ont façonné. Alors, forcément, avec tout ce beau monde à la manœuvre, il s’agit d’un monde « intelligent », et même d’un smart world, car c’est toujours plus classe en anglais.

Le cœur de ce monde, ou plutôt les cœurs, ce sont les grandes villes, vouées à devenir quant à elles des smart cities. On a tou•te•s en tête l’imaginaire créé autour de ces métropoles du futur. Sur les cartes postales 2.0 qui les représentent, il fait généralement nuit. La ville est constituée en son centre de gratte-ciel vitrés et lumineux, au pied desquels passent des routes qui, par on ne sait quel miracle, ne sont jamais engorgées. Elles paraissent si propres qu’on pourrait manger par terre. C’est un monde sans accrocs, où tout est parfaitement fluide. Pas d’accident de la route, nul caniche ne déféquant sur un trottoir, aucune poussière dans l’air. Lorsque des humains sont représentés, ils sont souriants, aussi droits et propres que les trottoirs qu’ils empruntent, parfaitement à l’aise dans ce nouvel univers. Pas de drapeau de la CGT à l’horizon, apparemment plus personne ne fume, et les petits chenapans d’hier s’amusent désormais très sagement, sans casser le moindre carreau avec leurs ballons de foot. Les êtres vivants semblent aussi « intelligents » et robotisés que leur ville. Et, immanquablement, par-dessus ce décor totalement aseptisé apparaissent des lignes en surbrillance, qui se croisent et recroisent harmonieusement en une multitude de points lumineux.

Ces lignes et ces points représentent les « connexions » invisibles de la ville, qui passera son temps à brasser des milliards de données afin de nous faciliter la vie, de la rendre plus écologique, plus sûre, plus « intelligente » – c’est du moins la promesse. C’est dans cette perspective-là que s’inscrit le déploiement du compteur Linky. Il est un compteur intelligent au service d’un réseau intelligent pour une ville intelligente, dans un monde intelligent.

5G MON AMOUR, Nicolas Bérard – Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles

Qui a le pouvoir, qui gouverne ?

Ce n’est pas propre à notre pays, mais la France compte en son sein plusieurs lobbies extrêmement puissants (nucléaire, agrochimie, pétrole, BTP…). Chacun, dans son domaine, dicte plus ou moins sa loi à l’État, qui se contente bien souvent de suivre docilement ce qu’on lui demande de faire, encourageant du même coup sa propre destruction. Est-ce que cela pose un problème de démocratie ? Assurément. Edward Bernays parlait bien d’un « gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir ». Ça n’a peut-être jamais été aussi vrai qu’avec le lobby du sans-fil. Car celui-ci irrigue désormais toutes les composantes de la société : l’administration, l’aménagement du territoire, l’éducation, les loisirs, les transports, les médias, l’électroménager, l’agroalimentaire…

Il est de plus en plus difficile d’identifier un secteur d’activité dans lequel on ne trouve pas un machin qui émet un signal à destination d’un truc qui le reçoit. Lorsque ce n’est pas encore le cas, c’est un projet. Car le monde de demain, celui qui se met en place et au sujet duquel on ne t’a jamais demandé ton avis, cher•e lecteur•rice, est un monde hyperconnecté, dans lequel les ondes satureront l’environnement. Toutes les industries s’y mettent. Le lobby super-puissant des ondes présente ainsi une particularité, c’est d’avoir agrégé autour de lui une multitude d’autres lobbies super-puissants…

5G MON AMOUR, Nicolas Bérard – Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles

LE FUTUR EN TOILE DE FOND

« L’art du spectacle est un art sans média, évidemment minoritaire, lieu où il n’y a pas de virtualité, pas d’intermédiaires, où «l’homme vient voir l’homme». Autrefois on opposait l’art du spectacle avec la réalité, aujourd’hui c’est l’inverse : le monde entier devient virtuel et le spectacle devient la réalité. L’art vivant a une responsabilité éthique d’ordre existentialiste. C’est un combat qu’on n’a jamais fi ni de mener qui dit cette joie simple d’être au monde et de faire. Nous avons l’audace de penser les «moments». Nous voulons prendre soin de cela. De véritables créations je dis. Pour résister aux durées uniformisées, majoritaires qui pointent partout, qui sont des manières de voir et de sentir, puis des manières d’être. La précipitation s’installe partout, le rendement. Nous nous jouons de cela. Nous nous battons avec cela pour rire, nous cherchons la limite. Le spectacle est injustifiable, c’est sa beauté. Il est une perte. Il ne produit rien. Il affirme cela avec sa voix pauvre. Il est cet émerveillement toujours renouvelé de «venir voir», pour remettre à l’épreuve sa manière de voir. Il y a un pacte implicite et tacite entre l’acteur et le spectateur : «ça» se passera entre eux. Grâce à eux. Grâce à cet espace par eux maintenu vacant, cet entre-eux vide, pour que quelque chose toujours puisse continuer d’advenir. Un lieu, une source de potentialité et d’apparitions fécondes. L’art vivant est l’affirmation d’une paix entre les hommes. Il est de notre responsabilité de maintenir ce pacte. Tant que l’art pourra continuer à se réinventer ici, une paix subsistera, et préservera des arrogances. Le vivant, c’est ce dont on ne finit jamais de faire le tour. »

Yoann Bourgeois

Facebook

«  Dans une économie en berne, voilà un domaine encore bien vivant. Car le Web est partout, le Web est le monde. «En quinze ans, Internet et les réseaux ont profondément changé le rapport au travail et aux territoires, ainsi que les relations sociales, constate Denys Chomel, cofondateur de l’école Hétic. Et la métamorphose de nos sociétés se poursuit : le Web se rapproche désormais du corps.» Objets connectés, big data, imprimantes 3D, applications mobiles… Les champs d’expérimentation sont immenses pour la génération née une souris dans la main. L’Etat et les grandes entreprises embauchent des experts en cybersécurité à tour de bras, les agences s’arrachent les développeurs les plus créatifs, les webmarketeurs font les beaux jours des PME novatrices. Dès lors, les écoles se multiplient pour former ces jeunes à la polyvalence inhérente au Web, entre business, graphisme et lignes de code. «Le marché connaîtra peut-être une saturation du fait de cet afflux de diplômés, reconnaît Jean-Bernard Grasset de l’agence Ultranoir. Mais comme ces métiers se réinventent en permanence, il est impossible de savoir exactement de quoi demain sera fait.» Le futur connecté se prépare donc maintenant. »

Benjamin Roure – Télérama 3379 15/10/14

Réalite-virtuelle

« La révolution numérique est un fait accompli. Elle a pénétré le monde des arts et se disperse maintenant dans sa réalité, la rendant méconnaissable. Téléprésence, virtualité, mobilité numérique et outils en ligne deviennent le quotidien des professionnels du monde artistique, qui étudient de plus en plus le corps et analysent la notion de présence sur scène. Sommes-nous à l’aube d’une véritable révolution ou s’agit-il encore d’une simple « tendance » ? En donnant naissance à de nouvelles formes d’art, la technologie transforme-t-elle l’essence même de l’art de manière irréversible ? »

Mark-zuckerbergLe fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, au salon Mobile World Congress à Barcelone, dimanche 21 février 2016. Facebook/Mark Zuckerberg

Qu’est-ce qu’un espace public ?

« Qu’est-ce qu’un espace public ? Un espace public, c’est précisément un espace dans lequel nous sommes chacun confrontés à des choses qui n’ont pas été prévues pour nous, à des choses dont nous devons discutés collectivement, et qui sont irréductibles à la seule concurrence des petits intérêts individuels…

Ce à quoi on assiste donc, c’est à une hyper-privatisation, avec un assèchement assez dramatique de l’espace public… On le voit par exemple, dans les utilisations contemporaines des big data et des algorithmes dans le cadre des campagnes électorales de cette privatisation, où finalement la campagne électorale en vient à consister uniquement à prendre le pouls de la population — mais non pas en tant que population — mais en tant que juxtaposition d’individus séparés ayant des intérêts séparés qui ne sont plus transcendés par aucun programme collectif…

Et donc, l’enjeu de ces bulles filtres et de cette ‘gouvernementalité algorithmique’, c’est un enjeu politique. L’enjeu est celui de la disparition de l’espace public par gavage, par anticipation des pulsions et des désirs des individus.

Un individu qui est gavé n’a plus de désir. Il n’a plus rien à demander à son voisin et encore moins à la collectivité, et encore moins à la politique. »

Antoinette Rouvroy

Binge-watching