Pourquoi nous efforçons-nous à rendre clair, ou plus clair, ce qui l’est déjà ?
« La page blanche est là devant moi dans sa blancheur immaculée ; rien n’est écrit sur elle encore ; et par là elle me séduit ; non entamée, vierge, elle semble palpiter de toutes les possibilités qu’elle porte en elle. Elle ne dit rien, mais attend tout ; chargée de toutes les virtualités, elle semble s’épanouir vers l’infini. Elle est là comme une toile de fond, à peine encore à ma portée. C’est qu’au fur et à mesure que je vais sur elle aligner mes pensées, que je vais ainsi la « noircir » — sans donner à ce terme un sens péjoratif — ses possibilités illimitées, ses disponibilités foncières iront en se rétrécissant. Ce sera dit, plus que ce n’est en train de prendre naissance, de s’élaborer, à la source même dont procèdent tout jaillissement et tout mouvement. Pour pénétrante, pour personnelle et « commune » en même temps, que soit ma pensée — en admettant qu’elle l’est — la page, une fois remplie, aura perdu de sa blancheur initiale, et à nouveau je désirerai, dans un éternel recommencement ou plus exactement, dans un éternel retour à la source, dans un commencement toujours renouvelé, l’avoir blanche devant moi. Toile de fond de mes écrits, toile de fond de mes pensées, toile de fond de la vie, inaccessible et pourtant si proche ! Dès lors pourquoi y toucher ? »
Eugène Minkowski, Devant une feuille de papier blanche. Avant-dernières pensées.
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1963_num_61_70_5207