Comme dans un miroir

«  Dans la nature, tout a toujours une raison. Si tu comprends cette raison, tu n’as plus besoin de l’expérience. »

Léonard de Vinci

Le Rouge et le Noir reste à ce jour l’un des titres les plus énigmatiques de l’Histoire de la Littérature, sur lequel Stendhal n’a jamais voulu donner d’explication. Pourtant, il proposa dans son roman cette définition : « Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

Basic & Rabbit au musée. (28-11-2020)

À travers la métaphore assimilant le roman à un miroir, Stendhal lance donc un défi implicite aux historiens du futur : comment à la fois faire « apparaître », « disparaître » et « conserver » dans un récit romanesque, la parole des hommes du passé à travers leur isolement individuel et leurs tentatives collectives, sans jamais décrocher de la réalité globale politique, économique et sociale en constante évolution « la vérité, l’âpre vérité » de la perspective temporelle 1 ?

1. La perspective temporelle, un concept introduit par le psychologue américain Philip G. Zimbardo, englobe l’orientation dans le temps (l’importance accordée au passé, présent, futur) et l’attitude (positive, négative, fataliste, hédonique) par rapport au temps passé, présent et futur.

Anne-Marie Meininger : « Ce titre a suscité tant d’interprétations, donne tant de sens au roman, qu’il paraît préférable de connaître plutôt l’explication de Stendhal lui-même, rapportée par Émile Forgues dans Le National du 1er avril 1842 : « Le Rouge signifie que, venu plus tôt, Julien (le héros du livre) eût été soldat ; mais à l’époque où il vécut, il fut forcé de prendre la soutane, de là le Noir. » Il semble que le nouveau titre écarte Julien de son simple destin individuel et en marque le fond politique, avec surtout le grand vol noir des soutanes, la puissante nuisance de la Congrégation. Après tout, c’est à cause de la lettre d’un prêtre que Julien finira guillotiné. »

Mimèsis

Notre époque peut facilement se résumer par les premières lignes magistrales d’un célèbre roman de Charles Dickens « A Tale of Two Cities », en français « Le Conte de deux cités » :

« C’était la meilleure des époques, mais aussi la pire. Le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer. »

Le point de départ (2020) – Technique mixte sur papier – 50x40cm

La ressemblance avec notre propre époque bruyante – ici, et maintenant – est trop évidente pour qu’on la rate. La farce bruyante qui passe pour un « débat » télévisé est une illustration éloquente de notre situation, dans laquelle nous sommes en proie à des oppositions appariées, le bien contre le mal, le monstre contre le saint, le nationalisme contre la sédition, le noir contre le blanc. Les deux pôles de ces complémentarités dichotomiques s’accrochent si fort qu’il y a peu de possibilités de discours civilisé. Nous sommes poussés dans un monde de compréhension instantanée. Aucune question n’est jamais ouverte ; il n’y a rien d’incertain qui nécessite une réflexion. Tout ce qui doit être compris a déjà été compris et est facilement disponible sous forme de capsules auprès des marchands ambulants de produits politiques. La recherche de parallèles historiques en a attiré plus d’un vers l’Europe de l’Est. Les années trente, les furies déchaînées du « nationalisme », l’émergence de démagogues populistes cultivant assidûment le culte du héros, le fragile consensus international, tremblant au bord d’un conflit à grande échelle – les grandes similitudes sont trop faciles.

Ce qui est vraiment alarmant, c’est la profondeur à laquelle va la comparaison ; l’aspiration volontariste à transcender, d’un seul coup fatal, les misères accrochées du présent ; « les Juifs », « les musulmans », « les pauvres », peu importe ; la tentation d’échapper à l’obstination de l’histoire pour se réfugier dans la souplesse fluide du mythe ; le recours flagrant à la violence vigilante comme moyen de faire taire la dissidence, voire le scepticisme minimal qui est la condition préalable à la pensée elle-même. Tout cela n’est que trop évident, même lorsque – peut-être même parce que – cela devient indicible dans l’espace public. Les personnes impliquées sont impuissantes. Dans ces salons, on ne pouvait pas discuter des choses qui intéressent tout le monde, des problèmes politiques et religieux du moment. Comme ces personnes sont conscientes qu’elles ne croient plus en ce qu’elles représentent, et qu’elles sont vouées à être battues dans toute discussion publique, elles choisissent de ne parler que du temps, de la musique et des rumeurs de la cour. Et lorsque cela s’avère insuffisant, de crier, de se mousser dans des propos abusifs, puis en violents « nationalismes ».

Y a-t-il un moyen de sortir de ce gouffre, de ce désert cacophonique de contrariétés radicales dans lequel nous nous trouvons ? Franchement, je n’ai pas d’espoir. […] En effet, une des conséquences de la polarisation est la mort de la nuance, de la distinction. Avoir des visions alternatives pour notre condition commune est essentiel dans la politique démocratique. La dissidence n’est pas une sédition et se donner des raisons les uns aux autres, la persuasion, la conversation, est un bon indice d’une démocratie. De ce fait, je crains que, malgré tous les aspects carnavalesques de nos élections, la diversité colorée que nous célébrons alors même que l’idéologie dominante agit de multiples façons pour la supprimer et la subvertir, nous ne nous en tirions pas si bien. Le choix des scélérats varie, mais la cacophonie de notre discours politique polarisé produit un cynisme croissant à l’égard de la classe politique, plein de dangereux présages. Le fossé qui se creuse entre ce qui est réellement populaire – du, par et pour le peuple – et ce qui est populiste, générant des majorités instables, devrait nous préoccuper tous, par-delà les grands clivages.

Alok Rai,  professeur d’anglais à l’Institut indien de technologie de New Delhi.

La plus grande énigme

En la ville de Gordius, que l’on dit avoir été anciennement le séjour ordinaire du roi Midas, il vit le chariot dont on parle tant, lié d’une liaison d’écorce de cormier ; et lui en conta-t-on un propos que les habitants tenaient pour prophétie véritable, que celui qui pourrait délier cette liaison était prédestiné pour être un jour roi de toute la terre. Si dit le commun qu’Alexandre ne pouvant délier cette liaison, parce qu’on n’en voyait point les bouts, tant ils étaient entrelacées par plusieurs tours et retours les uns dans les autres, dégaina son épée et coupa le nœud par la moitié…

Plutarque – Vie d’Alexandre le Grand – Traduction d’Amyot

Fragment de la frise du Mausolée d’Halicarnasse

AU TERME DE RÉFLEXIONS quelque peu décousues parce que j’ai tenu à leur laisser la sincérité du premier jet, il faut s’interroger sur l’avenir. Je parle, maintenant, du seul avenir de la France. Si je reprends sommairement l’analyse que font de la situation actuelle les thuriféraires de la Révolution, nous sommes au terme d’une période de « répression », voire de « sur-répression » (les penseurs pénétrés du germanisme cherchent volontiers l’originalité dans l’accumulation des préfixes) durant laquelle un pouvoir politique autoritaire, expression de la domination, et de la domination bourgeoise en particulier, a refréné les tendances « instinctuelles » (sic) de l’homme et en particulier du travailleur vers la libération, la satisfaction des besoins et des désirs, l’extension des loisirs, la disparition du labeur aliéné. L’heure approche où l’action commune des intellectuels, de la jeunesse et du monde ouvrier permettra cette libération et la construction d’un monde entièrement tourné vers la réalisation du bonheur humain sur terre. Je le dis très franchement, si ces spéculations intellectuelles répondaient à la réalité, je n’y verrais pour ma part nul inconvénient. Le monde dur et inégal où nous vivons, en dépit de progrès matériels et techniques sans précédent historique, ne mériterait pas d’être défendu à seule fin de maintenir des injustices excessives et le privilège de l’argent. C’est d’ailleurs l’aspect le plus sympathique des réactions qu’eurent en Mai tant de fils de famille bourgeoises ou aristocratiques, qui ne cédèrent pas seulement au plaisir de s’encanailler ou au goût, naturel à la jeunesse, des jeux violents, mais ressentirent en eux-mêmes le caractère choquant des avantages que leur avait donnés leur naissance et auxquels d’ailleurs je n’en connais aucun qui, les incendies de Mai éteints, ait renoncé. Malheureusement, comme le dit Tocqueville, « ce qui est bon chez les écrivains est parfois vice chez les hommes d’État. » Lorsqu’on a la responsabilité de gouverner un peuple, on n’a pas le droit de le précipiter dans l’inconnu sous prétexte que c’est amusant et que ce qui viendrait ensuite pourrait être meilleur. L’Histoire est là qui nous dit que l’idéal n’a jamais pu être atteint et que sa recherche frénétique a précipité les nations qui s’y sont livrées dans les abîmes.

OR, JE SUIS PROFONDÉMENT CONVAINCU que, pour un pays comme la France, nous sommes au contraire à la fin d’une période de « libération ». Depuis vingt ans, toutes les contraintes traditionnelles – religieuse, familiale, sociale, sexuelle – se sont, non pas atténuées, mais effondrées. Beaucoup d’hommes d’Église ne croient plus ou donnent à peine l’impression de croire encore à la Grâce, aux Mystères, à la Vie éternelle même et ne prêchent plus que le bonheur sur la terre, ne veulent trouver la foi que dans la connaissance claire et par la réflexion individuelle, substituant en fait à la religion une sorte de morale sociale évangélique en elle-même très respectable, mais qui est tout sauf une foi et où la revendication remplace l’espérance. La famille se relâche, par le divorce, par la liberté des époux et plus encore par la liberté des enfants, devenus maîtres à la maison, faisant prévaloir leurs goûts et leurs besoins, mieux, les faisant partager par leurs parents. Quant à la liberté des rapports sexuels, à la transformation dans la vie de la femme et de la jeune fille, qu’on amenés les moyens de contraception, il suffit d’évoquer le sujet pour que chacun en ressente l’évidence. Faut-il redire combien la notion de patrie a perdu toute valeur pour beaucoup de jeunes et souligner l’illusion de ceux qui voudraient lui substituer purement et simplement la notion de l’Europe, notion qui n’a d’attrait pour cette jeunesse que dans la mesure où elle reste abstraite et n’implique aucune obligation ?

OR, EN MÊME TEMPS que s’instaure ainsi dans les mœurs et les esprits une sorte d’anarchie, l’homme se trouve doté, du fait des découvertes scientifiques, d’une puissance d’action sur les éléments certes, mais aussi sur l’homme, toute nouvelle et démesurée. Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux. Ces moyens, pour l’essentiel, se concentrent dans les mains d’un État et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnel, et bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies. Encore faut-il ajouter que les responsables des grands États sont en mesure de précipiter l’humanité dans le néant par la guerre atomique. Ainsi, au moment même où l’individu se sent et se rend libre des contraintes traditionnelles, s’édifie une machine technicoscientifique monstrueuse qui peut réduire ce même individu en esclavage ou le détruire du jour au lendemain. Tout dépend de ceux qui tiendront les leviers de commande. Qu’on ne se berce pas de l’illusion du contrôle. Une fois au volant de la voiture, rien ne peut empêcher le conducteur d’appuyer sur l’accélérateur et de diriger le véhicule où il le veut. Seul le choix des dirigeants demeure à la disposition du peuple, ce choix, et les institutions, les lois qui y président.

CHOIX DES DIRIGEANTS. Je veux dire que la République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates, ni même des savants. Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA, de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse.
La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudoscientifique, de l’homme. C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure. L’époque n’est plus à Louis XIV dans son palais de Versailles, au milieu de ses grands, mais rien n’y ressemblerait davantage qu’un Grand Ordinateur dirigeant de la salle de commande électronique le conditionnement des hommes. Mieux vaut encore, pour prendre un exemple concret, un patron de combat contre lesquels des syndicats puissants défendent les droits des travailleurs, qu’une machine IBM réalisant les conditions propres à obtenir le rendement maximum dans une ambiance de musique douce et de couleur apaisante. Le bonheur que nos ingénieurs préparent à l’homme de demain ressemble vraiment trop aux conditions de vie idéales pour animaux domestiqués. En vérité, l’avenir serait plutôt à Saint Louis tel qu’on se l’imagine sous un chêne au milieu de son peuple, c’est-à-dire à des chefs ayant une foi, une morale et répudiant « l’absentéisme du cœur ». À défaut qu’on puisse en arriver là, et nous en sommes loin, il faut des institutions, des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie, à tous les échelons de la société, dans tous les cadres où s’insère la vie individuelle – famille, profession, province, patrie – le maximum de souplesse et de liberté. Cela, afin de limiter les pouvoirs de l’État, de ne lui laisser que ce qui est sa responsabilité propre et qui est de nos jours déjà immense, de laisser aux citoyens la gestion de leurs propres affaires, de leur vie personnelle, l’organisation de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, afin d’échapper à ce funeste penchant qui, sous prétexte de solidarité, conduit tout droit au troupeau. Cela, afin de permettre au peuple de choisir ses dirigeants en connaissance de cause, de percevoir à l’extérieur et avant qu’il ne soit trop tard ceux qui pourraient être tentés par le pouvoir sans limites que donnent les moyens techniques.


CAR CETTE ÉVOLUTION PARALLÈLE à laquelle nous avons assisté de l’anarchie des mœurs et de l’accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récriminations contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l’entendre au sens de l’univers de Kafka. Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de deux manières opposées. Soit en faisant prévaloir l’anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherait fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant directement vers la solution totalitaire. Le péril n’est pas illusoire. Les théoriciens peuvent, dans l’abstraction, accumuler les raisonnement subtils et compliquer à l’envi les nœuds du problème humain. Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social.

Le nœud gordien (2020) – Technique mixte sur papier – Diptyque 60x80cm

Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si cela sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre. Le fascisme n’est pas si improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste. À nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction. « Je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave », disait Chateaubriand. Je souhaite que demain les dirigeants et les citoyens de mon pays soient pénétrés de cette maxime.

« Le nœud gordien », par Georges Pompidou (dernier chapitre)

L’écriture était un dessin, et ce l’est toujours.

Peu de choses sont connues sur la vie de saint Luc. La tradition chrétienne l’identifie comme étant médecin, compagnon de voyages de saint Paul, et le reconnaît comme l’auteur du troisième Évangile et des Actes des Apôtres. Mais selon une légende du VIe siècle, on fait également de lui l’auteur de plusieurs icônes de la Vierge, peut-être parce que dans son Evangile « de tendresse », il est celui qui décrit avec le plus d’attention et respect la Vierge Marie. Ainsi, à sa pratique des langues, du droit et de la médecine il aurait ajouté celle de la peinture. Les iconographes (selon la tradition) ont donc vu en lui le peintre qui le premier brossa le portrait de la Vierge, bien qu’il n’existe pas d’icône connue ou authentifiée qui puisse être directement rattachée à la main de Luc.

Saint Luc l’Évangéliste (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Il est enfin intéressant de noter des rapprochements à faire entre les médecins et peintres, au Moyen Age et quelquefois au XVème siècle, en particulier à Florence : le médecin passe une partie de la journée chez l’apothicaire qui fabrique les médicaments. Il arrive, comme on le voit dans l’œuvre de Boccace, que l’apothicaire fabrique non seulement des médicaments mais aussi des pigments pour le peintre. On peut imaginer des dialogues chez l’apothicaire entre des médecins et des peintres (qui travaillent d’ailleurs surtout pour les gens riches – contrairement aux pauvres chirurgiens). Certains peintres ornent des hôpitaux à Florence, à Sienne et peut-être ailleurs. Il est à noter que quelques confréries à Tournai et aussi en Italie ont groupé sous le patronage de Luc médecin et peintre, à la fois des apothicaires, des peintres, des enlumineurs, des relieurs et même des notaires qui se servent pour les parchemins de la peau du taureau, animal symbole de Luc.

Le médecin saint Luc l’évangéliste (extrait) par Louis-Paul Fischer & Nathalie Suh-Tafaro

Saint Luc en train de « peindre » le portrait de la Vierge Marie à l’Enfant (Début du XVe siècle)

Le Paradis perdu

Durant l’Antiquité, les grecs et les romains donnaient une représentation divine à toutes les choses présentes sur Terre, quelles qu’elles soient. Comme par exemple, les nymphes, qui étaient des représentations féminines des éléments de la nature. Parmi ces nymphes se trouvaient les dryades, elles étaient les représentations humaines de la forêt et des arbres. Eurydice était l’une d’elle, et n’avait donc aucune famille à part celle de son époux, Orphée.

La Dryade (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Mais dès le lendemain de leur nuit de noces, la jeune femme en allant se promener se voit poursuivie par un homme, Aristée. Malheureusement, Eurydice en essayant de fuir se fait mordre par un serpent qui la foudroie instantanément. Orphée en voyant le corps inanimé de sa femme devient inconsolable, et noie son chagrin d’amour en se mettant à chanter accompagné de sa lyre. Les Dieux en l’entendant tombent littéralement sous son charme et lui accordent une descente aux Enfers afin de récupérer sa bien-aimée. Après avoir passé les différents obstacles des Enfers grâce au son de sa lyre, Orphée arrive devant les deux monarques des Enfers, Hadès et sa femme Perséphone. Celle-ci supplie son époux de rendre Eurydice à Orphée. Le dieu des Enfers accepte, mais à la seule condition qu’Orphée ne se retourne pas avant d’être sorti des Enfers. Alors, lorsqu’il voit poindre la lumière du jour, Orphée se retourne pour vérifier que les dires d’Hadès sont exacts et qu’Eurydice est bien derrière lui, mais un seul coup d’œil suffit à la faire disparaître pour toujours.

Lune rouge

Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu’ils contiennent, d’en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre.

Jean Giono

Le fruit défendu (2020) – Technique mixte sur papier – 50x40cm

Le terme menstruation vient du mot latin mensis « mois » (proche du grec mene, la lune) qui évoque une parenté avec les cycles lunaires mensuels.

L’œil intérieur

Adam avait-il un nombril ?

Jacques Dutronc

H/F (2009) – Technique mixte sur papier – 80x60cm

Souvenir de notre vie utérine, nous aurions bien du mal à nous passer de notre nombril, même si après notre naissance, il ne sert plus à rien. Le nombril correspond à la cicatrice laissée par la chute du cordon ombilical, une dizaine de jours après notre naissance. Cicatrice universelle rappelant notre vie utérine, le nombril est une zone particulièrement symbolique de nos origines, de notre filiation et des premiers instants de notre vie. Le nombril nous rappelle aussi que nous sommes désormais des êtres indépendants.

Adam et Eve – Le Béatus de Saint-Sever (Manuscrit d’Apocalypse enluminé de style roman français du 11ème siècle – Paris, Bibliothèque Nationale)

Dans les Upanishads, un être humain est décrit comme une cité aux dix portes : les neuf portes (2 yeux, 2 narines, 2 oreilles, bouche, urètre, anus) conduisent au monde des sens ; le troisième œil étant la dixième porte censée nous conduire à un monde intérieur….

À l’orée de soi

Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau.

Paul Valéry

À l’orée d’une forêt (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

« Peau » en hébreu a la même vocalisation que « Lumière » — Aor…

אור la Lumière – עור la peau

Seule le lettre initiale est différente. Certains kabbalistes parlent de ce fait de « tuniques de lumière ».

Cette lumière est l’or de l’aurore ou du soir qui tombe, marquant les limites du jour.

Under the Skin (Sous la peau), de Jonathan Glazer

Voir, c’est aussi fermer les yeux…

Homme de peine, ce pêcheur de moules est habité par le poids de l’action et le plein des choses qui pèsent jusqu’aux extrémités, entre les doigts. Il fait corps avec la lourdeur du travail qui a laissé des marques ici ou là, dans les creux des mains, dans les cavités des cuisses ou les excroissances des pieds. « … L’on peut y lire sinon les symboles des choses passées et futures, du moins la trace et comme les mémoires de notre vie ailleurs, effacée, peut-être aussi quelque héritage plus lointain… On peut rêver sur toute figure ».

Le pêcheur de moules (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Apparemment, le seul temps des sculptures est le présent, puisque le geste est en train de se faire, l’artiste se saisissant du « maintenant ». Ce présent est aussi durée puisqu’il donne à voir la métamorphose de la matière, de la boue humaine qui accueille et traduit les moindres remous d’une énergie aveugle mais acharnée à prendre forme et à s’incarner. Cette mise en scène de la création se réalise visuellement quand on regarde la sculpture dans la densité, de la même manière que le serpent lové dans l’ombre d’un tableau de Poussin ne se découvre au regard contemplatif que dans la durée immobile de son attention.

Willem De Kooning, Clam Digger (Le pêcheur de palourdes)

La sculpture se mesure donc dans la dualité de deux présents, le maintenant et l’instant, dualité qui s’esquive et se confond dans la durée sans pour autant y distinguer l’avant de l’après, le futur du passé. Et pourtant ces figures, – exécutées les yeux fermés –, sont aveugles, abolissant alors le temps du regard comme pour décupler la force expressive du toucher. Voir, c’est aussi fermer les yeux…

Claire Stoullig

L’Enfance de l’art

Le Gilles de Watteau est l’un des tableaux les plus mystérieux du monde. Tout en lui est évident, lumineux, et tout est obscur. Qui est ce personnage de scène innocent, peut-être idiot, profond, et surface pure. D’où vient-il ? Que montre-t-il ? Que cache-t-il ? Pourquoi une telle clandestinité en plein jour ?

Philippe Sollers

Le petit Gilles (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Et que regarde le Gilles, dans le plus énigmatique tableau de l’histoire de la peinture ? De quelle nuit sort cette longue silhouette figée qui occupe tout l’espace, gisant debout, avec sa tête ronde, ses bras au corps, ses mains nulles et non avenues, ce pierrot aux manches trop longues, au pantalon trop court ? Que vient-il faire devant nous, poussé sur ses arrières par un milieu plus dense, baigné dans une lumière plate, uniforme, qui provient peut-être de notre propre mémoire ? De quelle excursion est-il rescapé ? Est-ce vous, moi, Watteau, ou simplement le prêtre qui a servi de modèle, ami du peintre, et qui tendra le crucifix vers sa bouche d’agonisant puis lui fermera les paupières ? Sommes-nous des anges ou des chiens ? Doux désespoir, ténacité face au vide qui s’ouvre devant lui, entre lui et nous ? Pleurs retenus ? Double et indivisible ? Masque et chair de la douleur ? Ou pantomime selon Mallarmé, c’est-à-dire : « C’est le voyage et c’est la fuite / danse de mort / errance / évitement de tout centre / vérité menacée, donnée par fragments, contenue et crachée par une origine multiple  » ?

Jacques Henric