Nulle part sur la rive du temps

Les hommes ont passé tant d’âges sur cette terre

Pourtant sur les murs leurs ombres semblent encore

Perte mort peur

Confusion

Aujourd’hui en dehors de tout ce vide il n’y a rien d’autre

Nulle part sur la rive du temps

Cependant entouré du désert ininterrompu des résolutions

Des soucis des erreurs de la fatigue des hommes déçus

Un pays que rafraîchit le bruit d’arbres étranges

Cette terre cet amour ce savoir et ce commencement du cœur.

– Jibanananda Das, poète indien (1899-1954) –

Retour en arrière

En 1985, j’avais interviewé pour un nouveau journal étudiant intitulé HUMONDE, l’archéologue Jean-Claude LIGER, pour revenir avec lui sur les années qu’il avait passées en Asie centrale.

Jean-Claude LIGER, habillé en vêtements traditionnels afghans.

Pourquoi es-tu parti en Afghanistan ?

Parce qu’en janvier 1970, j’avais été embauché par la Délégation archéologique française en Afghanistan (Dafa). J’y suis resté jusqu’en décembre 1980, avant d’être muté au Pakistan.

Où travaillais-tu, et qu’y faisais-tu précisément ?

Nos chantiers se trouvaient tout au Nord du pays, à la frontière soviétique, sur L’Amou-Daria. Je faisais les plans et les dessins d’une ville grecque construite à l’époque d’Alexandre le Grand. J’habitais Kaboul, mais nous avions construit sur le terrain, à côté de nos bureaux, des baraquements assez confortables.

Donc, après ta mission en Afghanistan, tu as connu le Pakistan. Quelle différence as-tu remarquée entre les deux pays ?

Evidemment, la différence fondamentale est que l’Afghanistan n’a jamais été colonisé, contrairement à l’actuel territoire du Pakistan. Et tandis que ce dernier a su garder une certaine cohésion administrative issue de la domination britannique ; l’Afghanistan reste un pays déchiré entre ses provinces très disparates, où des tribus, géographiquement enfermées, ont longtemps vécu en autarcie complète sur leurs terres, sans que les populations n’en souffrent trop, avec une économie reposant essentiellement sur le textile.

Et les matières premières afghanes ?

Aujourd’hui, elles ne sont guère exploitées. Bien sûr, les soviétiques n’ignorent pas son potentiel minier énorme, mais les mines sont à plus de 3 000 mètres d’altitude…

Quels changements a entraînés la révolution de 1973 ?

La révolution de 1973 n’a rien donné. La meilleure illustration pour en témoigner, je l’ai eue sur le chantier de fouilles, où les ouvriers afghans, eux, avaient compris que le nouveau roi s’appelait « Monseigneur République ». C’était son nom. La république, ils n’en avaient jamais entendu parler…

Le roi Mohammad Zaher Shah ne gouvernait pas vraiment. C’était théoriquement une Monarchie Constitutionnelle. Les membres du parlement étaient nommés pour moitié par le roi, l’autre moitié élue par le peuple. Alors, quand en 1973, son ancien premier ministre, le prince et cousin du roi, Mohammad Daoud Khan fit son coup d’état, cela fut considéré comme une banale révolution de palais. Les premiers ennuis viendront après, lorsque l’armée exigera des réformes concernant le régime des officiers, puis des fonctionnaires. Déjà auparavant, de 1953 à 1963, Daoud avait essayé de moderniser les structures du pays, mais en vain. Puis, il démissionna. Alors, dix ans plus tard, son coup d’état surprit tout le monde. En pleine nuit, vers 3 heures, j’entendis des hélicos survoler la ville… Et au petit matin, notre cuistot nous affirma que l’on était passé en République : « La monarchie, c’est fini, ils ont viré le roi cette nuit ! » Alors qu’en réalité, il était déjà parti se faire soigner les yeux en Angleterre… Mais cet imbécile de Daoud, après avoir rapidement invoqué les grands principes de la nouvelle république, se mit à promettre toutes sortes de choses impossibles, dont ces fameuses entités ethno-géographiques, et jamais réalisées, car bien trop coûteuses à mettre en place. Du coup, la zizanie gagnait chaque jour du terrain, obligeant l’armée à faire à son tour un coup d’État. Et c’est là qu’en 1978, le général Abdul Kader, qui avait déjà bombardé le palais royal en 1973, bombarda le Palais Présidentiel, tuant Daoud Khan sur le coup. Ainsi, après l’avoir porté au pouvoir, il lui offrit, dit-on, une nouvelle promotion… vers le paradis.

Qu’apporta ces nouveaux bouleversements à la société afghane ?

Disons que le premier mois, ce coup d’État fut largement bien accueilli. Les gens en avaient vraiment marre de Daoud qui avait promis tout un tas de trucs. Pour la première fois, des minorités furent représentées au sein du gouvernement. Les Hazaras, par exemple. Il y avait même une femme ministre. Dès le début, de très bonnes choses furent faites. Une nouvelle classe sociale vit le jour, faite de fonctionnaires et aussi d’officiers. Curieusement elle se divisa en deux clans : le Khalk (« le Peuple ») et le Parcham (« le Drapeau »), dont les leaders respectifs étaient Mohammad Taraki et Babrak Karmal. Le premier s’appuya surtout sur les paysans, tandis que le second fut soutenu par les fonctionnaires des villes. Ce malheureux Taraki connut une fin épouvantable. Au cours d’un conseil des ministres, en 1978, ils se sont tous entretués sous les yeux des conseillers soviétiques, à ce que l’on peut savoir. Blessé, il fut d’abord emmené à l’hôpital où des hommes de main d’Hafizullah Amin vinrent finir le travail. Du même coup, ils flinguèrent le chirurgien, mais ratèrent l’infirmière…

Y a-t-il eu une réforme agraire durant cette période ?

Alors là, ce fut une catastrophe, parce que ces gens étaient empêtrés de littérature marxiste. Quand tu lis ce genre d’ouvrages, on t’apprend qu’il faut donner la terre aux paysans. Effectivement, c’est ce qu’ils ont fait dans tout le pays. La plupart des paysans étaient métayers, et la terre appartenait à de grands propriétaires. Le drame c’est qu’en Afghanistan, plus important encore que la terre, c’est l’accès à l’eau. L’idée était donc généreuse, mais ces ouvrages ne disaient pas que les riches propriétaires conserveraient, selon leurs droits, la parcelle irriguée, et que les terres non irrigables seraient distribuées aux paysans pauvres. De plus, ces idiots voulurent envoyer les enfants à l’école sans prendre le temps de considérer toutes les oppositions des familles tribales…  

Les bureaucrates : « Faites pousser des pommes de terre ! » 

Les paysans : « Pardon, mais la terre c’est du caillou ! »

Les bureaucrates : « Ça, c’est plus notre problème ! On a fait ce qui est écrit. Vous êtes paysans, non ?! »

Une fois, la CGT est venue à Kaboul. Sitôt arrivés, elle fut accueillie par le Secrétaire général des ouvriers afghans qui n’étaient à l’époque pas plus de 20 000 âmes, dont à peine 500 fraîchement syndiqués. Avec ça, ils te font tout un programme sur la condition ouvrière dans le pays. Certes, des gens sont pauvres et malheureux, mais cela ne suffit pas pour en faire une force prolétarienne. C’était invraisemblable ! On les avait accueillis en tant que sympathisants de gauche… Et pas dégonflés, bien qu’arrivés la veille au soir, ils commencèrent à nous expliquer ce qui se passait ici. Aussi, on voyait bien qu’ils se foutaient qu’on puisse leur exprimer en détails toutes nos critiques envers la révolution en marche dans le pays. Pour eux, à partir du moment où les russes étaient là, la révolution était bonne. Quant à Hafizullah Amin, il fut décrété « agent de l’impérialisme américain ».

Et quelle fut la réaction des afghans face à l’arrivée plutôt rapide de l’armée soviétique ?

La stupéfaction. C’était le jour de Noël 1979. À la radio française on entendit que le nouveau président Hafizullah Amin fêtait Noël en famille, lorsque les chars entrèrent dans Kaboul. Depuis plusieurs jours, on entendait la nuit et on voyait le jour de gros zingues atterrir à l’aéroport. Je me souviens encore que le soir venu, j’étais en train de raccompagner ma femme de ménage, quand tout à coup, une terrible explosion emporta dans les airs la centrale téléphonique. Ça tiraillait de partout ! Alors, on a du faire demi-tour. En fait, personne ne comprenait qui tirait, et contre qui.

Où en est la résistance afghane, aujourd’hui ?

Depuis 1978, elle reste toujours dispersée. L’avantage cependant, c’est que son morcellement entre fratries empêche toute possibilité d’un combat efficace et décisif. Pas de stratégie complexe, donc. Le seul objectif commun est le départ des Soviétiques, bien qu’il soit certain que les résistants afghans recommenceront à se quereller entre eux après leur départ. Car la paix est cassée, et pour longtemps encore. Enfin, n’en déplaise à certains, tout n’allait pas bien non plus dans l’Afghanistan d’antan. Faire de l’antisoviétisme, pourquoi pas ?, mais pas au point de déformer des vérités historiques. Et je crains que, compte tenu du nombre de jeunes qui chaque année sont endoctrinés, les russes finissent par casser la régénérescence des mouvements de résistance…

Quel rôle joue la religion dans cette guerre ?

C’est pas du tout comme en Iran. Il n’y a pas de fanatisme, d’école déclarée. Justement parce qu’il n’y a pas de clergé. Les jeunes pour la plupart s’en foutent. À la campagne, tous ceux que je croisais disaient que la religion les empêchaient de vivre. À 25 ans, beaucoup de gars n’ont pas encore connu de femmes. Et s’ils n’ont pas d’argent, ils ne pourront jamais en épouser une. Alors, tu comprends, la religion… Mais en attendant que les choses s’améliorent, le risque est qu’elle ne devienne leur seul refuge possible, si rien d’autre ne fonctionne. Ils ne veulent pas pour autant un ayatollah. Ils regrettent seulement que les pays musulmans voisins ne les aident pas plus. Tu sais, la guerre est effroyable là-bas. Quand un moudjahidin attrape un russe, il peut finir couper en deux, ou dans un four à pain. Mais ce n’est pas beau non plus de voir un village entier bombardé par des hélicos.

Que penses-tu de la situation au Balouchistan ?

Cette région est une plaque tournante des marchands d’armes. C’est très dangereux. Les autorités pakistanaises sont constamment en alarme. Pendjabis, Sindhis, Baloutches…, Personne ne peut piffrer personne ! Depuis la fuite de Zaher Shah et la mort d’Ali Bhutto, toutes les oppositions se sont inversées. Tu ne sais plus qui est qui .

Plaque de la divinité Cybèle. Argent doré, IIIe siècle av. J.-C. Sanctuaire du temple, à Aï-Khanoum (« Dame Lune » en ouzbek). Musée National d’Afghanistan.