Retour en arrière

En 1985, j’avais interviewé pour un nouveau journal étudiant intitulé HUMONDE, l’archéologue Jean-Claude LIGER, pour revenir avec lui sur les années qu’il avait passées en Asie centrale.

Jean-Claude LIGER, habillé en vêtements traditionnels afghans.

Pourquoi es-tu parti en Afghanistan ?

Parce qu’en janvier 1970, j’avais été embauché par la Délégation archéologique française en Afghanistan (Dafa). J’y suis resté jusqu’en décembre 1980, avant d’être muté au Pakistan.

Où travaillais-tu, et qu’y faisais-tu précisément ?

Nos chantiers se trouvaient tout au Nord du pays, à la frontière soviétique, sur L’Amou-Daria. Je faisais les plans et les dessins d’une ville grecque construite à l’époque d’Alexandre le Grand. J’habitais Kaboul, mais nous avions construit sur le terrain, à côté de nos bureaux, des baraquements assez confortables.

Donc, après ta mission en Afghanistan, tu as connu le Pakistan. Quelle différence as-tu remarquée entre les deux pays ?

Evidemment, la différence fondamentale est que l’Afghanistan n’a jamais été colonisé, contrairement à l’actuel territoire du Pakistan. Et tandis que ce dernier a su garder une certaine cohésion administrative issue de la domination britannique ; l’Afghanistan reste un pays déchiré entre ses provinces très disparates, où des tribus, géographiquement enfermées, ont longtemps vécu en autarcie complète sur leurs terres, sans que les populations n’en souffrent trop, avec une économie reposant essentiellement sur le textile.

Et les matières premières afghanes ?

Aujourd’hui, elles ne sont guère exploitées. Bien sûr, les soviétiques n’ignorent pas son potentiel minier énorme, mais les mines sont à plus de 3 000 mètres d’altitude…

Quels changements a entraînés la révolution de 1973 ?

La révolution de 1973 n’a rien donné. La meilleure illustration pour en témoigner, je l’ai eue sur le chantier de fouilles, où les ouvriers afghans, eux, avaient compris que le nouveau roi s’appelait « Monseigneur République ». C’était son nom. La république, ils n’en avaient jamais entendu parler…

Le roi Mohammad Zaher Shah ne gouvernait pas vraiment. C’était théoriquement une Monarchie Constitutionnelle. Les membres du parlement étaient nommés pour moitié par le roi, l’autre moitié élue par le peuple. Alors, quand en 1973, son ancien premier ministre, le prince et cousin du roi, Mohammad Daoud Khan fit son coup d’état, cela fut considéré comme une banale révolution de palais. Les premiers ennuis viendront après, lorsque l’armée exigera des réformes concernant le régime des officiers, puis des fonctionnaires. Déjà auparavant, de 1953 à 1963, Daoud avait essayé de moderniser les structures du pays, mais en vain. Puis, il démissionna. Alors, dix ans plus tard, son coup d’état surprit tout le monde. En pleine nuit, vers 3 heures, j’entendis des hélicos survoler la ville… Et au petit matin, notre cuistot nous affirma que l’on était passé en République : « La monarchie, c’est fini, ils ont viré le roi cette nuit ! » Alors qu’en réalité, il était déjà parti se faire soigner les yeux en Angleterre… Mais cet imbécile de Daoud, après avoir rapidement invoqué les grands principes de la nouvelle république, se mit à promettre toutes sortes de choses impossibles, dont ces fameuses entités ethno-géographiques, et jamais réalisées, car bien trop coûteuses à mettre en place. Du coup, la zizanie gagnait chaque jour du terrain, obligeant l’armée à faire à son tour un coup d’État. Et c’est là qu’en 1978, le général Abdul Kader, qui avait déjà bombardé le palais royal en 1973, bombarda le Palais Présidentiel, tuant Daoud Khan sur le coup. Ainsi, après l’avoir porté au pouvoir, il lui offrit, dit-on, une nouvelle promotion… vers le paradis.

Qu’apporta ces nouveaux bouleversements à la société afghane ?

Disons que le premier mois, ce coup d’État fut largement bien accueilli. Les gens en avaient vraiment marre de Daoud qui avait promis tout un tas de trucs. Pour la première fois, des minorités furent représentées au sein du gouvernement. Les Hazaras, par exemple. Il y avait même une femme ministre. Dès le début, de très bonnes choses furent faites. Une nouvelle classe sociale vit le jour, faite de fonctionnaires et aussi d’officiers. Curieusement elle se divisa en deux clans : le Khalk (« le Peuple ») et le Parcham (« le Drapeau »), dont les leaders respectifs étaient Mohammad Taraki et Babrak Karmal. Le premier s’appuya surtout sur les paysans, tandis que le second fut soutenu par les fonctionnaires des villes. Ce malheureux Taraki connut une fin épouvantable. Au cours d’un conseil des ministres, en 1978, ils se sont tous entretués sous les yeux des conseillers soviétiques, à ce que l’on peut savoir. Blessé, il fut d’abord emmené à l’hôpital où des hommes de main d’Hafizullah Amin vinrent finir le travail. Du même coup, ils flinguèrent le chirurgien, mais ratèrent l’infirmière…

Y a-t-il eu une réforme agraire durant cette période ?

Alors là, ce fut une catastrophe, parce que ces gens étaient empêtrés de littérature marxiste. Quand tu lis ce genre d’ouvrages, on t’apprend qu’il faut donner la terre aux paysans. Effectivement, c’est ce qu’ils ont fait dans tout le pays. La plupart des paysans étaient métayers, et la terre appartenait à de grands propriétaires. Le drame c’est qu’en Afghanistan, plus important encore que la terre, c’est l’accès à l’eau. L’idée était donc généreuse, mais ces ouvrages ne disaient pas que les riches propriétaires conserveraient, selon leurs droits, la parcelle irriguée, et que les terres non irrigables seraient distribuées aux paysans pauvres. De plus, ces idiots voulurent envoyer les enfants à l’école sans prendre le temps de considérer toutes les oppositions des familles tribales…  

Les bureaucrates : « Faites pousser des pommes de terre ! » 

Les paysans : « Pardon, mais la terre c’est du caillou ! »

Les bureaucrates : « Ça, c’est plus notre problème ! On a fait ce qui est écrit. Vous êtes paysans, non ?! »

Une fois, la CGT est venue à Kaboul. Sitôt arrivés, elle fut accueillie par le Secrétaire général des ouvriers afghans qui n’étaient à l’époque pas plus de 20 000 âmes, dont à peine 500 fraîchement syndiqués. Avec ça, ils te font tout un programme sur la condition ouvrière dans le pays. Certes, des gens sont pauvres et malheureux, mais cela ne suffit pas pour en faire une force prolétarienne. C’était invraisemblable ! On les avait accueillis en tant que sympathisants de gauche… Et pas dégonflés, bien qu’arrivés la veille au soir, ils commencèrent à nous expliquer ce qui se passait ici. Aussi, on voyait bien qu’ils se foutaient qu’on puisse leur exprimer en détails toutes nos critiques envers la révolution en marche dans le pays. Pour eux, à partir du moment où les russes étaient là, la révolution était bonne. Quant à Hafizullah Amin, il fut décrété « agent de l’impérialisme américain ».

Et quelle fut la réaction des afghans face à l’arrivée plutôt rapide de l’armée soviétique ?

La stupéfaction. C’était le jour de Noël 1979. À la radio française on entendit que le nouveau président Hafizullah Amin fêtait Noël en famille, lorsque les chars entrèrent dans Kaboul. Depuis plusieurs jours, on entendait la nuit et on voyait le jour de gros zingues atterrir à l’aéroport. Je me souviens encore que le soir venu, j’étais en train de raccompagner ma femme de ménage, quand tout à coup, une terrible explosion emporta dans les airs la centrale téléphonique. Ça tiraillait de partout ! Alors, on a du faire demi-tour. En fait, personne ne comprenait qui tirait, et contre qui.

Où en est la résistance afghane, aujourd’hui ?

Depuis 1978, elle reste toujours dispersée. L’avantage cependant, c’est que son morcellement entre fratries empêche toute possibilité d’un combat efficace et décisif. Pas de stratégie complexe, donc. Le seul objectif commun est le départ des Soviétiques, bien qu’il soit certain que les résistants afghans recommenceront à se quereller entre eux après leur départ. Car la paix est cassée, et pour longtemps encore. Enfin, n’en déplaise à certains, tout n’allait pas bien non plus dans l’Afghanistan d’antan. Faire de l’antisoviétisme, pourquoi pas ?, mais pas au point de déformer des vérités historiques. Et je crains que, compte tenu du nombre de jeunes qui chaque année sont endoctrinés, les russes finissent par casser la régénérescence des mouvements de résistance…

Quel rôle joue la religion dans cette guerre ?

C’est pas du tout comme en Iran. Il n’y a pas de fanatisme, d’école déclarée. Justement parce qu’il n’y a pas de clergé. Les jeunes pour la plupart s’en foutent. À la campagne, tous ceux que je croisais disaient que la religion les empêchaient de vivre. À 25 ans, beaucoup de gars n’ont pas encore connu de femmes. Et s’ils n’ont pas d’argent, ils ne pourront jamais en épouser une. Alors, tu comprends, la religion… Mais en attendant que les choses s’améliorent, le risque est qu’elle ne devienne leur seul refuge possible, si rien d’autre ne fonctionne. Ils ne veulent pas pour autant un ayatollah. Ils regrettent seulement que les pays musulmans voisins ne les aident pas plus. Tu sais, la guerre est effroyable là-bas. Quand un moudjahidin attrape un russe, il peut finir couper en deux, ou dans un four à pain. Mais ce n’est pas beau non plus de voir un village entier bombardé par des hélicos.

Que penses-tu de la situation au Balouchistan ?

Cette région est une plaque tournante des marchands d’armes. C’est très dangereux. Les autorités pakistanaises sont constamment en alarme. Pendjabis, Sindhis, Baloutches…, Personne ne peut piffrer personne ! Depuis la fuite de Zaher Shah et la mort d’Ali Bhutto, toutes les oppositions se sont inversées. Tu ne sais plus qui est qui .

Plaque de la divinité Cybèle. Argent doré, IIIe siècle av. J.-C. Sanctuaire du temple, à Aï-Khanoum (« Dame Lune » en ouzbek). Musée National d’Afghanistan.

Design et futur

Si l’on considère la société, son économie et ses systèmes de production dans leur ensemble, la vision offerte aujourd’hui est désespérante. C’est en effet, comme si nous avions sous les yeux une énorme voiture qui se précipite toujours plus vite vers le gouffre. Et dont, en sus, le volant et les freins seraient bloqués par une série de mécanismes économiques, législatifs et culturels présentés comme inamovibles.

Les entreprises et les politiques prétendent qu’on ne peut rien faire parce que « les gens » ne veulent pas changer. Inversement, les sujets et les communautés, même quand elles aspirent à un changement, soutiennent que c’est impossible parce que les « entreprises » et les « politiques » ne leur laissent pas d’autres choix.

Les designers sont pris à leur tour dans ce jeu paralysant, bloqués à l’intérieur d’un mécanisme qui semble ne leur permettre d’imaginer que de nouveaux gadgets inutiles ou, au mieux, des améliorations allant dans le sens d’un système dont on sait aujourd’hui qu’il est intrinsèquement voué à la faillite.

Une autre représentation de la réalité (2021) – Huile sur feuille Imagine 350g – 100x70cm

Pour sortir de cette impasse, il faut, avant tout, adopter une autre représentation de la réalité : à savoir, ne plus considérer les gens, les entreprises et les politiques comme des entités « moyennes » mais, au contraire, les voir pour ce qu’ils sont en réalité : des ensembles d’individus et des groupes d’individus aux positions différentes et souvent contradictoires.

« communautés créatrices » : Ezio Manzini et François Jégou

La plus grande énigme

En la ville de Gordius, que l’on dit avoir été anciennement le séjour ordinaire du roi Midas, il vit le chariot dont on parle tant, lié d’une liaison d’écorce de cormier ; et lui en conta-t-on un propos que les habitants tenaient pour prophétie véritable, que celui qui pourrait délier cette liaison était prédestiné pour être un jour roi de toute la terre. Si dit le commun qu’Alexandre ne pouvant délier cette liaison, parce qu’on n’en voyait point les bouts, tant ils étaient entrelacées par plusieurs tours et retours les uns dans les autres, dégaina son épée et coupa le nœud par la moitié…

Plutarque – Vie d’Alexandre le Grand – Traduction d’Amyot

Fragment de la frise du Mausolée d’Halicarnasse

AU TERME DE RÉFLEXIONS quelque peu décousues parce que j’ai tenu à leur laisser la sincérité du premier jet, il faut s’interroger sur l’avenir. Je parle, maintenant, du seul avenir de la France. Si je reprends sommairement l’analyse que font de la situation actuelle les thuriféraires de la Révolution, nous sommes au terme d’une période de « répression », voire de « sur-répression » (les penseurs pénétrés du germanisme cherchent volontiers l’originalité dans l’accumulation des préfixes) durant laquelle un pouvoir politique autoritaire, expression de la domination, et de la domination bourgeoise en particulier, a refréné les tendances « instinctuelles » (sic) de l’homme et en particulier du travailleur vers la libération, la satisfaction des besoins et des désirs, l’extension des loisirs, la disparition du labeur aliéné. L’heure approche où l’action commune des intellectuels, de la jeunesse et du monde ouvrier permettra cette libération et la construction d’un monde entièrement tourné vers la réalisation du bonheur humain sur terre. Je le dis très franchement, si ces spéculations intellectuelles répondaient à la réalité, je n’y verrais pour ma part nul inconvénient. Le monde dur et inégal où nous vivons, en dépit de progrès matériels et techniques sans précédent historique, ne mériterait pas d’être défendu à seule fin de maintenir des injustices excessives et le privilège de l’argent. C’est d’ailleurs l’aspect le plus sympathique des réactions qu’eurent en Mai tant de fils de famille bourgeoises ou aristocratiques, qui ne cédèrent pas seulement au plaisir de s’encanailler ou au goût, naturel à la jeunesse, des jeux violents, mais ressentirent en eux-mêmes le caractère choquant des avantages que leur avait donnés leur naissance et auxquels d’ailleurs je n’en connais aucun qui, les incendies de Mai éteints, ait renoncé. Malheureusement, comme le dit Tocqueville, « ce qui est bon chez les écrivains est parfois vice chez les hommes d’État. » Lorsqu’on a la responsabilité de gouverner un peuple, on n’a pas le droit de le précipiter dans l’inconnu sous prétexte que c’est amusant et que ce qui viendrait ensuite pourrait être meilleur. L’Histoire est là qui nous dit que l’idéal n’a jamais pu être atteint et que sa recherche frénétique a précipité les nations qui s’y sont livrées dans les abîmes.

OR, JE SUIS PROFONDÉMENT CONVAINCU que, pour un pays comme la France, nous sommes au contraire à la fin d’une période de « libération ». Depuis vingt ans, toutes les contraintes traditionnelles – religieuse, familiale, sociale, sexuelle – se sont, non pas atténuées, mais effondrées. Beaucoup d’hommes d’Église ne croient plus ou donnent à peine l’impression de croire encore à la Grâce, aux Mystères, à la Vie éternelle même et ne prêchent plus que le bonheur sur la terre, ne veulent trouver la foi que dans la connaissance claire et par la réflexion individuelle, substituant en fait à la religion une sorte de morale sociale évangélique en elle-même très respectable, mais qui est tout sauf une foi et où la revendication remplace l’espérance. La famille se relâche, par le divorce, par la liberté des époux et plus encore par la liberté des enfants, devenus maîtres à la maison, faisant prévaloir leurs goûts et leurs besoins, mieux, les faisant partager par leurs parents. Quant à la liberté des rapports sexuels, à la transformation dans la vie de la femme et de la jeune fille, qu’on amenés les moyens de contraception, il suffit d’évoquer le sujet pour que chacun en ressente l’évidence. Faut-il redire combien la notion de patrie a perdu toute valeur pour beaucoup de jeunes et souligner l’illusion de ceux qui voudraient lui substituer purement et simplement la notion de l’Europe, notion qui n’a d’attrait pour cette jeunesse que dans la mesure où elle reste abstraite et n’implique aucune obligation ?

OR, EN MÊME TEMPS que s’instaure ainsi dans les mœurs et les esprits une sorte d’anarchie, l’homme se trouve doté, du fait des découvertes scientifiques, d’une puissance d’action sur les éléments certes, mais aussi sur l’homme, toute nouvelle et démesurée. Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux. Ces moyens, pour l’essentiel, se concentrent dans les mains d’un État et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnel, et bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies. Encore faut-il ajouter que les responsables des grands États sont en mesure de précipiter l’humanité dans le néant par la guerre atomique. Ainsi, au moment même où l’individu se sent et se rend libre des contraintes traditionnelles, s’édifie une machine technicoscientifique monstrueuse qui peut réduire ce même individu en esclavage ou le détruire du jour au lendemain. Tout dépend de ceux qui tiendront les leviers de commande. Qu’on ne se berce pas de l’illusion du contrôle. Une fois au volant de la voiture, rien ne peut empêcher le conducteur d’appuyer sur l’accélérateur et de diriger le véhicule où il le veut. Seul le choix des dirigeants demeure à la disposition du peuple, ce choix, et les institutions, les lois qui y président.

CHOIX DES DIRIGEANTS. Je veux dire que la République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates, ni même des savants. Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA, de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse.
La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudoscientifique, de l’homme. C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure. L’époque n’est plus à Louis XIV dans son palais de Versailles, au milieu de ses grands, mais rien n’y ressemblerait davantage qu’un Grand Ordinateur dirigeant de la salle de commande électronique le conditionnement des hommes. Mieux vaut encore, pour prendre un exemple concret, un patron de combat contre lesquels des syndicats puissants défendent les droits des travailleurs, qu’une machine IBM réalisant les conditions propres à obtenir le rendement maximum dans une ambiance de musique douce et de couleur apaisante. Le bonheur que nos ingénieurs préparent à l’homme de demain ressemble vraiment trop aux conditions de vie idéales pour animaux domestiqués. En vérité, l’avenir serait plutôt à Saint Louis tel qu’on se l’imagine sous un chêne au milieu de son peuple, c’est-à-dire à des chefs ayant une foi, une morale et répudiant « l’absentéisme du cœur ». À défaut qu’on puisse en arriver là, et nous en sommes loin, il faut des institutions, des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie, à tous les échelons de la société, dans tous les cadres où s’insère la vie individuelle – famille, profession, province, patrie – le maximum de souplesse et de liberté. Cela, afin de limiter les pouvoirs de l’État, de ne lui laisser que ce qui est sa responsabilité propre et qui est de nos jours déjà immense, de laisser aux citoyens la gestion de leurs propres affaires, de leur vie personnelle, l’organisation de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, afin d’échapper à ce funeste penchant qui, sous prétexte de solidarité, conduit tout droit au troupeau. Cela, afin de permettre au peuple de choisir ses dirigeants en connaissance de cause, de percevoir à l’extérieur et avant qu’il ne soit trop tard ceux qui pourraient être tentés par le pouvoir sans limites que donnent les moyens techniques.


CAR CETTE ÉVOLUTION PARALLÈLE à laquelle nous avons assisté de l’anarchie des mœurs et de l’accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récriminations contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l’entendre au sens de l’univers de Kafka. Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de deux manières opposées. Soit en faisant prévaloir l’anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherait fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant directement vers la solution totalitaire. Le péril n’est pas illusoire. Les théoriciens peuvent, dans l’abstraction, accumuler les raisonnement subtils et compliquer à l’envi les nœuds du problème humain. Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social.

Le nœud gordien (2020) – Technique mixte sur papier – Diptyque 60x80cm

Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si cela sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre. Le fascisme n’est pas si improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste. À nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction. « Je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave », disait Chateaubriand. Je souhaite que demain les dirigeants et les citoyens de mon pays soient pénétrés de cette maxime.

« Le nœud gordien », par Georges Pompidou (dernier chapitre)

Retour aux sources

La gauche. J’ai toujours répugné ce la unificateur qui occulte les différences, les oppositions, et les conflits. Car la gauche est une notion complexe, dans le sens où ce terme comporte en lui, unité, concurrences et antagonismes. L’unité, elle est dans ses sources : l’aspiration à un monde meilleur, l’émancipation des opprimés, exploités, humiliés, offensés, l’universalité des droits de l’homme et de la femme. Ces sources, activées par la pensée humaniste, par les idées de la Révolution française et par la tradition républicaine, ont irrigué au XIXe siècle la pensée socialiste, la pensée communiste, la pensée libertaire.

Le mot « libertaire » se centre sur l’autonomie des individus et des groupes, le mot « socialiste » sur l’amélioration de la société, le mot « communiste » sur la nécessité de la communauté fraternelle entre les humains. Mais les courants libertaires, socialistes, communistes sont devenus concurrents. Ces courants se sont trouvés aussi en antagonismes, dont certains sont devenus mortifères, depuis l’écrasement par un gouvernement social-démocrate allemand de la révolte spartakiste, jusqu’à l’élimination par le communisme soviétique des socialistes et anarchistes. Les fronts populaires, les unions de la Résistance n’ont été que des moments éphémères. Et après la victoire socialiste de 1981, un baiser de la mort, dont François Mitterrand a été l’habilissime stratège, a asphyxié le Parti communiste.

Voilà pourquoi j’ai toujours combattu le la sclérosant et menteur de la gauche, tout en reconnaissant l’unité des sources et aspirations. Les aspirations à un monde meilleur se sont toujours fondées sur l’oeuvre de penseurs. Les Lumières de Voltaire et Diderot, jointes aux idées antagonistes de Rousseau, ont irrigué 1789. Marx a été le penseur formidable qui a inspiré à la fois la social-démocratie et le communisme, jusqu’à ce que la social-démocratie devienne réformiste. Proudhon a été l’inspirateur d’un socialisme non marxiste. Bakounine et Kropotkine ont été les inspirateurs des courants libertaires.

Ces auteurs nous sont nécessaires mais insuffisants pour penser notre monde. Nous sommes sommés d’entreprendre un gigantesque effort de repensée, qui puisse intégrer les innombrables connaissances dispersées et compartimentées, pour considérer notre situation et notre devenir dans notre Univers, dans la biosphère, dans notre Histoire. Il faut penser notre ère planétaire qui a pris forme de globalisation dans l’unification techno-économique qui se développe à partir des années 1990. Le vaisseau spatial Terre est propulsé à une vitesse vertigineuse par les quatre moteurs incontrôlés science-technique-économie-profit. Cette course nous mène vers des périls croissants : turbulences crisiques et critiques d’une économie capitaliste déchaînée, dégradation de la biosphère qui est notre milieu vital, convulsions belliqueuses croissantes coïncidant avec la multiplication des armes de destruction massive, tous ces périls s’entre-développant les uns les autres.

Nous devons considérer que nous sommes présentement dans une phase régressive de notre histoire. Le « collapse » du communisme, qui fut une religion de salut terrestre, a été suivi par le retour irruptif des religions de salut céleste ; des nationalismes endormis sont entrés en virulence, des aspirations ethno-religieuses, pour accéder à l’Etat-nation, ont déclenché des guerres de sécession. Considérons la grande régression européenne. D’abord relativisons-la, car ce fut un grand progrès que l’émancipation des nations soumises à l’URSS. Mais l’indépendance de ces nations a suscité un nationalisme étroit et xénophobe. Le déferlement de l’économie libérale a surexcité à la fois l’aspiration aux modes de vie et consommations occidentales et la nostalgie des sécurités de l’époque soviétique, tout en maintenant la haine de la Russie. Aussi les idées et les partis de gauche sont au degré zéro dans les ex-démocraties populaires.

A l’Ouest, ce n’est pas seulement la globalisation qui a balayé bien des acquis sociaux de l’après-guerre, en éliminant un grand nombre d’industries incapables de soutenir la concurrence asiatique, en provoquant les délocalisations éliminatrices d’emplois ; ce n’est pas seulement la course effrénée au rendement qui a « dégraissé » les entreprises en expulsant tant d’employés et ouvriers ; c’est aussi l’incapacité des partis censés représenter le monde populaire d’élaborer une politique qui réponde à ces défis. Le Parti communiste est devenu une étoile naine, les mouvements trotskistes, en dépit d’une juste dénonciation du capitalisme, sont incapables d’énoncer une alternative. Le Parti socialiste hésite entre son vieux langage et une « modernisation » censée être réaliste, alors que la modernité est en crise.

Plus grave encore est la disparition du peuple de gauche. Ce peuple, formé par la tradition issue de 1789, réactualisée par la IIIe République, a été cultivé aux idées humanistes par les instituteurs, par les écoles de formation socialistes, puis communistes, lesquelles enseignaient la fraternité internationaliste et l’aspiration à un monde meilleur. Le combat contre l’exploitation des travailleurs, l’accueil de l’immigré, la défense des faibles, le souci de la justice sociale, tout cela a nourri pendant un siècle le peuple de gauche, et la Résistance sous l’Occupation a régénéré le message.

Mais la dégradation de la mission de l’instituteur, la sclérose des partis de gauche, la décadence des syndicats ont cessé de nourrir d’idéologie émancipatrice un peuple de gauche dont les derniers représentants, âgés, vont disparaître. Reste la gauche bobo et la gauche caviar. Et alors racisme et xénophobie, qui chez les travailleurs votant à gauche ne s’exprimaient que dans le privé, rentrent dans la sphère politique et amènent à voter désormais Jean-Marie Le Pen. Une France réactionnaire reléguée au second rang au XXe siècle, sauf durant Vichy, arrive au premier rang, racornie, chauvine, souverainiste. Elle souhaite le rejet des sans-papiers, la répression cruelle des jeunes des banlieues, elle exorcise l’angoisse des temps présents dans la haine de l’islam, du Maghrébin, de l’Africain, et, en catimini, du juif, en dépit de sa joie de voir Israël traiter le Palestinien comme le chrétien traitait le juif.

La victoire de Nicolas Sarkozy fut due secondairement à son astuce politique, principalement à la carence des gauches. Sous des formes différentes, même situation en Italie, en Allemagne, en Hollande, pays de la libre-pensée devenant xénophobe et réactionnaire. La situation exige à la fois une résistance et une régénération de la pensée politique. Il ne s’agit pas de concevoir un « modèle de société » (qui ne pourrait qu’être statique dans un monde dynamique), voire de chercher quelque oxygène dans l’idée d’utopie. Il nous faut élaborer une Voie, qui ne pourra se former que de la confluence de multiples voies réformatrices, et qui amènerait, s’il n’est pas trop tard, la décomposition de la course folle et suicidaire qui nous conduit aux abîmes.

La voie qui aujourd’hui semble indépassable peut être dépassée. La voie nouvelle conduirait à une métamorphose de l’humanité : l’accession à une société-monde de type absolument nouveau. Elle permettrait d’associer la progressivité du réformisme et la radicalité de la révolution. Rien n’a apparemment commencé. Mais dans tous lieux, pays et continents, y compris en France, il y a multiplicité d’initiatives de tous ordres, économiques, écologiques, sociales, politiques, pédagogiques, urbaines, rurales, qui trouvent des solutions à des problèmes vitaux et sont porteuses d’avenir. Elles sont éparses, séparées, compartimentées, s’ignorant les unes les autres… Elles sont ignorées des partis, des administrations, des médias. Elles méritent d’être connues et que leur conjonction permette d’entrevoir les voies réformatrices. Comme tout est à transformer, et que toutes les réforme sont solidaires et dépendantes les unes des autres, je ne peux ici les recenser, cela sera le travail d’un livre ultérieur, peut-être ultime. Indiquons seulement ici et très schématiquement les voies d’une réforme de la démocratie.

La démocratie parlementaire, si nécessaire soit-elle, est insuffisante. Il faudrait concevoir et proposer les modes d’une démocratie participative, notamment aux échelles locales. Il serait utile en même temps de favoriser un réveil citoyen, qui lui-même est inséparable d’une régénération de la pensée politique, ainsi que de la formation des militants aux grands problèmes. Il serait également utile de multiplier les universités populaires qui offriraient aux citoyens initiation aux sciences politiques, sociologiques, économiques. Il faudrait également adopter et adapter une sorte de conception néoconfucéenne, dans les carrières d’administration publique et les professions comportant une mission civique (enseignants, médecins), c’est-à-dire promouvoir un mode de recrutement tenant compte des valeurs morales du candidat, de ses aptitudes à la « bienveillance » (attention à autrui), à la compassion, de son dévouement au bien public, de son souci de justice et d’équité.

Préparons un nouveau commencement en reliant les trois souches (libertaire, socialiste, communiste), en y ajoutant la souche écologique en une tétralogie. Cela implique évidemment la décomposition des structures partidaires existantes, une grande recomposition selon une formule ample et ouverte, l’apport d’une pensée politique régénérée. Certes, il nous faut d’abord résister à la barbarie qui monte. Mais le « non » d’une résistance doit se nourrir d’un « oui » à nos aspirations. La résistance à tout ce qui dégrade l’homme par l’homme, aux asservissements, aux mépris, aux humiliations, se nourrit de l’aspiration, non pas au meilleur des mondes, mais à un monde meilleur. Cette aspiration, qui n’a cessé de naître et renaître au cours de l’histoire humaine, renaîtra encore.

Extraits de l’avant-propos de Ma gauche, d’Edgar Morin, (juin 2010).

Qui a le pouvoir, qui gouverne ?

Ce n’est pas propre à notre pays, mais la France compte en son sein plusieurs lobbies extrêmement puissants (nucléaire, agrochimie, pétrole, BTP…). Chacun, dans son domaine, dicte plus ou moins sa loi à l’État, qui se contente bien souvent de suivre docilement ce qu’on lui demande de faire, encourageant du même coup sa propre destruction. Est-ce que cela pose un problème de démocratie ? Assurément. Edward Bernays parlait bien d’un « gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir ». Ça n’a peut-être jamais été aussi vrai qu’avec le lobby du sans-fil. Car celui-ci irrigue désormais toutes les composantes de la société : l’administration, l’aménagement du territoire, l’éducation, les loisirs, les transports, les médias, l’électroménager, l’agroalimentaire…

Il est de plus en plus difficile d’identifier un secteur d’activité dans lequel on ne trouve pas un machin qui émet un signal à destination d’un truc qui le reçoit. Lorsque ce n’est pas encore le cas, c’est un projet. Car le monde de demain, celui qui se met en place et au sujet duquel on ne t’a jamais demandé ton avis, cher•e lecteur•rice, est un monde hyperconnecté, dans lequel les ondes satureront l’environnement. Toutes les industries s’y mettent. Le lobby super-puissant des ondes présente ainsi une particularité, c’est d’avoir agrégé autour de lui une multitude d’autres lobbies super-puissants…

5G MON AMOUR, Nicolas Bérard – Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles

La ligne de départ

Le candidat « des gauches »

« A travers tout le pays, dans les entreprises, les villes et les villages, impulsés par les comités fédéraux et des sections, les 19.000 cellules du Parti mènent une vigoureuse campagne en faveur de la candidature de François Mitterrand.

Les communistes réalisent cette tâche avec d’autant plus d’ardeur et d’initiative qu’après en avoir amplement discuté, ils sont conscients qu’en décidant de soutenir la candidature d’Union Démocratique de François Mitterrand, notre Comité Central a largement contribué à modifier la situation politique dans notre pays.

En effet, il est maintenant certain que le 5 décembre, la bataille se jouera entre deux principaux candidats. D’un côté de Gaulle, le candidat des grands monopoles capitalistes, soutenu par les principales forces réactionnaires existant en France. De l’autre côté, François Mitterrand, le candidat de tous les républicains opposés au pouvoir personnel, soutenu par tous les partis et organisations de gauche.

De Gaulle et ses soutiens sont furieux de l’existence d’un candidat unique pour toute la gauche. On le comprend, puisque la force du gaullisme provenait surtout de la division des forces ouvrières et démocratiques.

Or, le 5 décembre, François Mitterrand peut rassembler les suffrages des millions de républicains qui sont opposés au pouvoir des monopoles et aspirent à un régime démocratique nouveau pratiquant une politique de progrès social et de paix conforme aux véritables intérêts du peuple et de la nation.

Dans ces conditions, même si François Mitterrand n’est pas élu, le pouvoir gaulliste sortira affaibli de cette élection et devra en tenir compte. Mais aussi et surtout, des perspectives nouvelles s’ouvriront devant tous les démocrates.

En effet, ce premier grand succès de la gauche ne pourra que stimuler la volonté de tous les démocrates de voir tous les partis et organisations démocratiques s’unir sur un programme commun afin de permettre le regroupement de toutes les couches sociales intéressées au progrès, à la démocratie, à la paix et, par là-même, la formation d’un large rassemblement majoritaire capable d’éliminer le pouvoir personnel et d’instaurer un régime démocratique nouveau.

Partant de là, les organisations et militants du parti mesurent l’importance qu’il y a de tout faire pour rassembler sur la candidature de François Mitterrand le plus grand nombre de voix possible.

Dans ce but, il convient de démasquer le caractère réel du pouvoir gaulliste dont toute la politique depuis 1958, tant sur le plan intérieur qu’extérieur, vise avant tout à satisfaire les intérêts des grands monopoles capitalistes au détriment de ceux des travailleurs, du peuple et de la nation. De montrer que les options politiques de François Mitterrand constituent dans leur ensemble un programme minimum acceptable par tous les démocrates pour l’élection présidentielle, quelles que soient les remarques que nous pouvons faire sur certaines questions particulières. Enfin, nous devons continuer de faire connaître notre projet de programme pour l’élaboration d’un programme commun à tous les partis et organisations démocratiques. »

(Georges Marchais)

 

UN POINT DE NON RETOUR

Jacques Dutronc « Il est cinq heures Paris s’éveille » | Archive INA

Les crises jumelles

« La catastrophe financière actuelle est une allégorie de la catastrophe écologique à venir : ce qui arrivera à l’hospitalité de notre monde si nous négligeons de la préserver. C’est une actualisation métaphorique brutale de notre imprévoyance. Mais il y a plus qu’un rapport symbolique entre les deux : la tourmente financière est le fruit empoisonné de deux crises qui se trouvent aussi au coeur du désordre écologique.

Cette catastrophe financière est née d’une crise des inégalités. Inégalités cofinancées par les Etats-Unis (la stagnation des salaires entraînant l’endettement des ménages) et les pays émergents et pétroliers (qui ont accumulé des capitaux sans les investir dans la construction d’un Etat-providence). Or, les inégalités dans les pays riches (la « surcroissance » américaine nécessaire pour compenser l’accaparement du revenu national) et dans les pays émergents et pauvres (le développement insoutenable car non démocratique de la Chine et la déforestation comptent pour 50% du problème climatique mondial) nourrissent la crise écologique.

La catastrophe financière trouve également son origine dans une crise de l’intelligence collective : les martingales informatisées ont largement échappé à leurs concepteurs, comme une part du progrès technique a échappé aux sociétés humaines (le biologiste de Stanford Peter Vitousek écrit à ce sujet : « Nous changeons la planète plus vite que nous ne la comprenons. » Or, la catastrophe financière menace à présent d’aggraver le désordre écologique car elle ampute les ressources budgétaires des Etats au moment même où le consensus en faveur du développement durable parmi les citoyens est le plus large et où des accords nationaux, européens et mondiaux visent à lui donner force de loi. Le court terme triompherait du long terme.

La réponse politique à cette double crise pourrait prendre deux formes immédiates, en France et en Europe. Pour contrer la récession qui désormais alimente l’effondrement des marchés, il faudrait procéder à une « relance verte » dirigée vers le secteur du bâtiment, l’un des deux postes les plus dynamiques du changement climatique. Pour répondre à l’autre urgence climatique, celle des transports, il faudrait instaurer une taxe carbone en réduisant simultanément les prélèvements sur le travail, ce qui viendrait soutenir l’emploi. Il faudrait aussi, à moyen terme, prendre l’engagement que les éventuels profits réalisés par les Etats dans la recapitalisation (inévitable) du système bancaire seront investis dans le développement durable. A plus long terme, la décroissance des inégalités et le retour du développement humain supposeront le rétablissement de la démocratie (entendue comme régime de la justice sociale) dans ses droits. »

Eloi Laurent, économiste à l’OFCE

Les crises jumelles

Aux origines de Place Publique…

Conversation entre Raphaël Glucksmann et Edgar Morin, autour du thème « Tout reprendre à zéro ».

Janvier 2018 • N°1 • Le Nouveau Magazine Littéraire • Extrait
  
RG – Nous ne pensons plus la politique comme l’aventure de transformation sociale qu’elle doit nécessairement être sous peine de devenir inutile. Nous sommes aujourd’hui condamnés à tout reprendre à zéro, à repartir des fondements…
 
EM – Des fondements multiples – j’insiste sur ce « des » et ce « multiple ». Ce qu’on appelle « la gauche » est en réalité multiple. Elle est fondée historiquement sur trois attitudes distinctes : une attitude libertaire, qui fait de la liberté l’axiome de tout et de l’émancipation de chacun l’horizon ultime ; une attitude communiste, qui place le bien commun, le collectif, la fraternité sociale, au-dessus de tout ; et une attitude socialiste, ou sociale-démocrate, qui privilégie la réforme pour améliorer graduellement la société et la faire tendre vers ces idéaux de liberté et d’égalité qui entrent en collision s’ils se prétendent absolus et immédiats.
À ces trois attitudes fondatrices qu’il faut retrouver, repenser, s’est ajoutée l’écologie, la prise en compte des limites de notre Terre, de la possibilité d’une fin de tout si nous ne changeons pas radicalement notre rapport au progrès, nos modes de vies, nos façons de consommer, de produire, d’habiter le monde.
Ces fondements multiples peuvent entrer en contradiction, et c’est pourquoi il est vain de vouloir un parti unique de LA gauche. Il y a pourtant bien un sentiment diffus, une aspiration profonde, qui est, elle, unique et qui infuse ce qu’on appelle le « peuple de gauche », aujourd’hui orphelin.
 
RG – Oui, et l’écologie – qui fait plus que s’ajouter aux trois autres fondements, mais les englobe, les absorbe, les transforme – est sans doute cet horizon commun. Le récit de transformation, qui reste à écrire, est rendu nécessaire par le danger commun, universel, la perspective d’une fin du monde si cette transformation n’a pas lieu. Le grand discours vitupéré par les postmodernes devient un impératif catégorique. L’écologie, dès lors qu’on la prend au sérieux, nous sort d’un rapport comique au monde – dans lequel, rien n’étant fondamentalement grave, les grandes questions politiques sont superflues – pour nous ramener au sentiment tragique de la vulnérabilité du tout, et donc au besoin, à l’obligation de la politique…
 
EM – C’est ce que j’ai très vite identifié dans l’émergence de l’écologie : le retour au sens premier de la politique. Non pas la gestion du « réel », mais la réinvention commune du monde. En l’occurence sa préservation, et, pour sa préservation, sa nécessaire transformation. Cela ne passera pas par un parti, mais par un réseau de pensées, d’associations, de mouvements. Par la société. La politique ne ressemblera plus à un jeu de cathédrales verticales. les citoyens l’ont bien compris, qui se mobilisent à travers toute la France et multiplient les initiatives de transformation. Sans attendre qu’un chef ou une Église les y invite.

TOUT REPRENDRE À ZÉRO

Quand les signes s’inversent

Emmanuel Terray (anthropologue français) : « Autrefois, au temps du Général, la droite c’était le parti de l’ordre, la gauche celui du mouvement. Autorité, famille, religion et tradition d’un côté. Égalité, fraternité, progrès et émancipation de l’autre. Or la Campagne présidentielle de 2007 a fait valser cette antinomie. Nicolas Sarkozy mit le mouvement et la rupture de son côté. Et Ségolène Royal défendit l’ordre juste avec âpreté. Mouvement des capitaux, fluidité du marché du travail, gouvernance en réseaux : le nouvel esprit du capitalisme a pris les traits d’un mouvementisme qu’illustra parfaitement le sarkozysme. La droite revendique son appartenance au camp de la réforme. Elle souhaite remettre la France en mouvement, adapter son économie à la globalisation. De son côté, la gauche rose, rouge ou verte s’évertue souvent à préserver ou à vouloir conserver les acquis sociaux comme la biodiversité. Les signes s’étaient inversés. »

Le RenversementLa droite et la gauche selon Emmanuel Macron - PRÉSIDENTIELLE : CANDIDATS, AU TABLEAU !

« La clé, par la liberté, par des ouvertures, c’est de redonner des égalités d’opportunités. »

Le Socialisme

« La Liberté permet d’accéder à une plus grande Egalité. »