Les « fautes d’orthographes »

Télérama : Qu’est-ce qu’une maladie génétique ?

Daniel Cohen : Notre corps est constitué de centaines de milliards de cellules. Chacune renferme un noyau, composé d’un long collier de trois milliards de perles – le génome – directement hérité de nos parents. C’est l’ordre et la couleur de ces perles qui programment notre organisme : car chaque cellule, en lisant l’enchaînement des couleurs, sait comment elle doit fonctionner. Hélas, si l’enchaînement est mauvais, s’il y a ce que j’appelle une « faute d’orthographe » héréditaire, la cellule va se tromper et déclencher une maladie.

Il y en a de deux types. Les maladies programmées à 100% à la naissance, dues à des fautes d’orthographes inexorables : c’est, par exemple, la mucoviscidose, la myopathie de Duchenne ou l’hémophilie. Les maladies programmées à 50%, enfin, comme le diabète, le cancer, l’asthme ou l’infarctus : il y a une prédisposition familiale, une erreur héréditaire, mais elle peut ne pas se développer à l’âge adulte.

Daniel Cohen

Télérama : Comment la génétique permettrait-elle d’éviter les maladies programmées à 100% ?

Daniel Cohen : En triant les embryons des parents à risques dès la fécondation. Il suffirait de prélever sur chacun d’eux une cellule. On verrait immédiatement les cellules atteintes et les cellules indemnes : on ne remettrait dans le ventre de la mère que les embryons parfaitement sains.

Télérama : Ce « tri » n’ouvre-t-il pas la voie à d’autres types de sélection humaine tout à fait inadmissibles ?

Daniel Cohen : Vous préférez, peut-être, attendre les tests de grossesse et l’échographie, et procéder alors à une « élimination » radicale par l’avortement ? Mais c’est la mère, alors, qui doit prendre une terrible responsabilité, la mère qui doit souffrir. De quel droit lui imposer cette douleur ? De quel droit, aussi, imposer la vie à certains enfants dont on peut aujourd’hui savoir, avant même la naissance, que leur très brève existence ne va être qu’une atroce suite de souffrances. Il faudrait rester passif devant des malheurs contrôlables ! Suite aux aberrations hitlériennes, la mauvaise conscience mondiale a été si forte qu’elle a jeté le discrédit sur toute une partie de la génétique. Il faut faire confiance à l’homme et édicter des lois pour l’aider à se contrôler. Quand l’homme a découvert le couteau, il a aussitôt condamné quiconque s’en servirait pour le planter dans le cœur de son ennemi… Pourquoi n’aurions-nous pas la même sagesse : le seul étalon de nos actes scientifiques étant la supression de la soufrance de l’autre. Et, après tout, vous savez, quand on veut pratiquer la terreur à grande échelle, n’importe quelle technique suffit : pour exterminer des millions de juifs, Hitler n’a eu besoin que de douches…

Télérama : Vous ne redoutez donc pas que la génétique permette de douteuses manipulations de l’espèce humaine ?

Daniel Cohen : Si on ne prend pas de risques, on ne fait rien. Bien sûr, on peut imaginer n’importe quoi ; rêver à l’impossible fait même partie de notre métier. Mais quel intérêt de travailler sur certaines monstruosités ? Prenez les clones. On pourraît sûrement, dès la fécondation d’un embryon, prendre une de ses cellules et chercher à la reproduire : on le fait bien pour les animaux… Mais quel avantage pour une famille d’avoir dix fois ou vingt fois le même enfant ?

Génome humain

Télérama : On peut imaginer que certains voudraient ainsi reproduire des individus réputés d’élite.

Daniel Cohen : On peut imaginer que, grâce aux progrès de la génétique, on pourra d’ici 100 ans fabriquer des races de débiles ultra-costauds. Bien sûr, on sera capable de le faire… Mais, quand je regarde l’évolution de l’humanité, il me semble qu’on s’avance vers davantage de respect des droits de l’homme. Alors pourquoi craindrais-je le pire ? Etre pessimiste, avoir peur, c’est toujours dégrader l’image de l’autre, en face ; et c’est en venir envers lui à des conduites agressives. Justement ce qu’il faut éviter. j’ai donc décidé de ne pas avoir peur. Mais, dans notre monde d’argent, la peur souvent fait vendre. Voyez la Une des journaux : « Faut-il avoir peur des manipulations génétiques ? », par exemple, attire pas mal le public… Je vous le conseille, même si c’est archifaux.

Télérama : Vous concluez pourtant votre livre (1) sur une note pessimiste : notre cerveau échafauderait certains concepts qu’il ne serait même plus en mesure de comprendre. Avons-nous rencontré nos limites.

Daniel Cohen : Oui. Nous sommes très proches de l’animalité. Voyez notre agressivité, notre indifférence à la douleur de l’autre… Je pense que, pour échapper à ce comportement primitif, une petite chiquenaude génétique serait envisageable dans plusieurs années, quand on aura tout résolu en ce qui concerne les maladies.

Télérama : Une « chiquenaude génétique ! »

Daniel Cohen : Pourquoi s’en priver ? Selon l’évolution naturelle, une espèce dure 1 million d’années ; l’homme n’a que que 100 000 ans. Vous croyez qu’il pourra attendre 900 000 ans pour passer à l’espèce supérieure ? Comment n’aurait-il pas envie d’accélérer le mouvement, s’il en a les moyens. On sait aussi qu’il existe aujourd’hui un gêne qui contrôle la durée de la vie : ce problème ne me semble pas essentiel, mais il est évident qu’on pourra allègrement prolonger l’homme jusqu’à 150 ans et plus dans quelques décennies… Tranquillisez-vous, on n’a pas encore la méthode, mais on va la trouver.

Télérama : Ça ne vous donne pas le vertige ?

Daniel Cohen : Je fais un métier poétique. J’ai des vertiges poétiques. Mais je ne m’inquiète pas. Je sais qu’il y a toujours un équilibre naturel entre ceux qui avancent et ceux qui retiennent. De toute façon, je n’en suis pas maître.

Télérama : Qui en est maître ?

Daniel Cohen : La société.

 

(1) Les Gènes de l’espoir, éd. Robert Laffont.

Propos de Daniel Cohen recueillis par Fabienne Pascaud – (Extrait)

Télérama N°2283 – 13 Octobre 1993