Nulle part sur la rive du temps

Les hommes ont passé tant d’âges sur cette terre

Pourtant sur les murs leurs ombres semblent encore

Perte mort peur

Confusion

Aujourd’hui en dehors de tout ce vide il n’y a rien d’autre

Nulle part sur la rive du temps

Cependant entouré du désert ininterrompu des résolutions

Des soucis des erreurs de la fatigue des hommes déçus

Un pays que rafraîchit le bruit d’arbres étranges

Cette terre cet amour ce savoir et ce commencement du cœur.

– Jibanananda Das, poète indien (1899-1954) –

Entre deux mondes

Quand on propose un grand nombre de remèdes pour guérir une maladie, ça signifie que la maladie est incurable. Je réfléchis, je me triture les méninges, je vois beaucoup de remèdes, vraiment beaucoup, et ça veut dire qu’au fond, je n’en vois aucun.

TCHEKHOV La Cerisaie, acte I.

Impression

MME RANIEVSKAÏA. – Abattre la cerisaie ! Pardon, mon cher, vous n’y entendez rien ! S’il y a dans toute notre province quelque chose d’intéressant, de remarquable, c’est notre cerisaie.

LOPAKHINE. – Il n’y a de remarquable dans votre cerisaie que son étendue ; il n’y a des cerises que tous les deux ans et alors même on n’en sait que faire ; personne ne veut les acheter.

GAÏEV. – Même dans le Dictionnaire encyclopédique, il est parlé de cette cerisaie !

LOPAKHINE, consultant sa montre. – Si nous ne trouvons rien, si nous ne nous arrêtons à rien, la cerisaie, et tout le bien, seront vendus aux enchères ; décidez donc ! Il n’y a aucune autre issue, je vous le jure. Aucune !

FIRS. – Dans le temps, il y a quarante ou cinquante ans, on faisait sécher les cerises ; on les conservait dans l’eau, dans le vinaigre ; on en faisait des confitures ; il arrivait…

GAÏEV. – Tais-toi, Firs.

FIRS. – Il arrivait qu’on envoie à Moscou et à Kharkov des charrettes entières de cerises sèches. Ça faisait de l’argent. Et les cerises, alors, étaient douces, juteuses, parfumées ; on savait la manière de les préparer.

MME RANIEVSKAÏA. – Et qui en a la recette aujourd’hui ?

FIRS. – On l’a oubliée ; personne ne la sait plus.

Anton Pavlovitch Tchekhov, La Cerisaie, 1904 – Traduction de Denis Roche

Ultime pièce du maître russe, matériau d’exception apte à toucher les âmes à chaque époque, La Cerisaie se déploie à la charnière de deux mondes, à un point de basculement vers une société régie par de nouvelles règles consacrant les logiques marchandes. Au cœur de désirs contradictoires, entre impuissance et passion, rêves secrets et désillusions, c’est la vie même qui révèle sa beauté tragique.

LA TERRASSE – FOCUS – LE PRINTEMPS DES COMÉDIENS –  N° 276

https://www.journal-laterrasse.fr/

https://ebooksgratuits.org/html/tchekhov_la_cerisaie.html

Où se cache la perfection ?

Un maître zen demanda à son disciple de nettoyer le jardin du monastère.

Le disciple nettoya le jardin et le laissa dans un état impeccable.

Le maître ne fut pas satisfait.

Il lui fit refaire le nettoyage une deuxième, puis une troisième fois.

Découragé, le pauvre disciple se plaignit :

“Mais maître, il n’y a rien de plus à ordonner, à nettoyer dans ce jardin! Tout est fait!

“Il manque une chose”, répondit le maître.

Il secoua un arbre et quelques feuilles se détachèrent, jonchant le sol.

“A présent, le jardin est parfait” conclut-il.

TOUT-EST-SOUS-CONTRÔLE

Du levant au couchant

Europe L’étymologie grecque couramment admise de ce nom y voit un composé de εὐρύς, « large » et ὤψ, « œil, vue ». La terre « à l’aspect large » constitue une vieille épithète de la terre que l’on retrouve dans plusieurs traditions indo-européennes : « la large terre » en grec, « la large terre » ou simplement « la large » en sanskrit, et de même dans les langues germaniques. Europe serait ainsi l’une des figures de la déesse Terre, renouvelée.
Cependant cette étymologie ne tient pas compte de l’origine phénicienne d’Europe. En arabe, langue phénicienne comptant le plus de locuteurs de nos jours, « aruba » veut dire belle femme aimante, et c’est une caractéristique plausible d’Europe, fille d’Agénor.
Selon une autre hypothèse, la première mention connue du mot proviendrait d’une stèle assyrienne, qui distingue les rivages de la mer Égée par deux mots phéniciens : Assou, le « levant », et Ereb, le « couchant ». L’origine des noms grecs Asia et Eurôpê se trouverait dans ces deux termes sémitiques par lesquels les marins phéniciens désignaient les rives opposées de la Grèce actuelle et de l’Anatolie. La mythologie grecque perpétuerait l’origine sémitique du mot, en en faisant le nom de la princesse phénicienne.

L'Enl_vement d'Europe

Depuis l’Inde des Veda à l’Individu

Depuis l’Inde des Veda et l’Egypte antique, cinq millénaires n’ont pas suffi pour rendre universelle une valeur qui, en Occident, va de soi : l’autonomie. Ne parlons pas même de liberté, mais simplement d’autonomie individuelle : la capacité à se donner à soi-même sa propre loi. Pour la moitié du monde d’aujourd’hui, l’autonomie contrarie une valeur plus ancienne, et qui a fait ses preuves : la solidarité. L’état premier des valeurs est en effet l’état de communauté, ensemble de familles constituant un groupe, ou une culture. Soit une communauté : pour exister matériellement et symboliquement, elle a besoin d’un ciment qui la fonde, et c’est l’échange. Echange de nourritures, de services, entraide pour les plus faibles, répartition du travail, échanges matrimoniaux sont les éléments qui soudent une communauté solidaire. Sur le plan métaphysique, cette solidarité sociale trouve son équivalent dans l’obligatoire dissolution du moi dans un absolu, maître à bord : fusion avec le divin, karma, ou fusion dans l’ordre de l’univers, c’est selon.

Le dividu

Dans ce système de valeurs, l’individu est si peu apprécié qu’un psychanalyste indien, Sudhir Kakar, propose un nouveau concept : le « dividu », c’est-à-dire le contraire de l’individu. Le dividu serait la valeur collective, professée au détriment des valeurs du moi. Chez nous, quelques philosophes, réputés austères ou grincheux, ont osé affirmer : « Le moi est haïssable », alors qu’ailleurs dans le monde, en grande majorité, ce rejet du moi est un fait moral fondamental. En Afrique, en Asie et chez tous les peuples premiers, la valeur de solidarité l’emporte largement sur la valeur d’autonomie individuelle : aucun acte ne se décide s’il ne sert pas à la communauté. Il n’y a pas d’individu, il n’y a que du dividu.

C’est le sens des immigrations venues des pays pauvres, où domine la valeur de solidarité. Immigrer dans un pays riche, c’est assurer la survie d’une cinquantaine de personnes dans la famille, voire l’économie d’un village entier : on n’émigre pas pour s’enrichir seul, mais pour enrichir la communauté d’où l’on vient. Tel est le cas des immigrés d’Afrique et d’Asie en Europe, du Penjab au Canada et aux Etats-Unis, et de la diaspora chinoise en Indonésie, en Californie et en France. Pour ces communautés, l’autonomie individuelle n’a pas de place ; autant dire que la liberté de choix n’existe pratiquement pas.

La liberté individuelle occidentale

A l’inverse, dans l’Occident riche, la liberté individuelle l’emporte depuis cinquante ans sur la communauté, fort réduite en nombre il est vrai : nous n’avons plus de ces familles élargies soudées dans la même entraide. Mais ce qui vaut dans l’Occident riche vaut également dans les couches enrichies des bourgeoisies des pays pauvres : partout, on constate un étroit rapport entre l’enrichissement et la progression de l’autonomie individuelle.

C’est bien beau, mais voilà : cette progression de la liberté individuelle se fait au détriment de la valeur de solidarité. Et chacun dans sa sphère rêve des valeurs de l’autre : le pauvre, écrasé par la valeur de solidarité, rêve d’indépendance et de liberté de choix, cependant que le riche, écrasé par la liberté de ses choix, peut avoir la nostalgie de valeurs solidaires, perdues avec l’enrichissement.

Valeurs solidaires contre valeurs libertaires

Ce chassé-croisé gigantesque, à l’échelle mondiale, entre valeurs solidaires et valeurs libertaires contient la matrice de tous les antagonismes moraux. Sur le versant solidaire, par exemple, il est inconcevable de se marier sur le seul critère du choix amoureux, car c’est la communauté familiale qui décide en fonction de ses intérêts ; sur le versant libertaire, il est inconcevable d’assurer matériellement l’avenir du petit cousin cancre, car il doit apprendre à être responsable en se débrouillant seul.

Au moment où l’Occident pousse les valeurs libérales – sens du combat, esprit d’entreprise, audace –, les pays traditionnellement solidaires protègent énergiquement leurs valeurs collectives – l’aîné des enfants travaille pour subvenir aux besoins de sa gigantesque parentèle, et le produit de son travail sera distribué par son vieux père. D’un côté, le partage est en voie de disparition ; de l’autre, à cause du chômage, il devient une lourde contrainte, insupportable aux jeunes générations des pays pauvres.

En fait, on le sait depuis longtemps. Que vaut la liberté sans le pain ? Que vaut la communauté sans tolérance ? Rien, dans les deux cas. Vieux comme le monde, ce problème devient dangereux depuis que s’enrichissent à vue d’œil les riches, à proportion de l’appauvrissement des pauvres. Mais cela, il est vrai, suppose une valeur qui pointe, mais à grand-peine : la justice, dure à faire entrer dans les têtes.

— Catherine Clément

LA PART DU VIDE

Votre mission, si toutefois vous l’acceptez…

LA BEAUTÉ VIENT DE L’INTÉRIEUR

Votre mission, si toutefois vous l’acceptez, consiste à masquer un contenu sans forme, sans beauté, sans qualité et sans goût naturel. Pour cela, vous pourrez augmenter la taille de l’emballage, la saturation des couleurs, le contraste des images et les compositions typographiques.

LA MANIPULATION DU DÉSIR

Pourquoi tombons-nous toujours au cœur de ces temples modernes que sont devenus les hypermarchés, sur tout un amoncellement de fruits riches en couleurs ?

La réponse à cette question est simple. Afin que nous y achetions à tout bout de champ, il leur faut aussi veiller à alimenter en produits frais, notre peur continuelle de manquer. Ainsi, sans nous en rendre compte, et en croyant rester libres de nos déplacements, nous allons nous souvenir inconsciemment de cette surabondance originelle. Et, une fois hors de ce paradis du fruit, nous éprouverons un fort désir de combler au plus vite ce manque en achetant d’autres produits en rayon…

LA FRACTURE

Quelle est la responsabilité du graphiste ?

Pourquoi participer à cette asphyxie générale de la nature ? Notre rôle ne devrait-il pas être de faire en sorte qu’elle respire mieux, et qu’un esprit de découverte accompagne pour notre plus grande joie, toute la diversité et l’étendue de son champ odorant et expressif ?