Pour le bonheur de l’homme

« Dans cette seconde moitié du XXe siècle, toutes les armes sont préparées pour livrer une lutte implacable contre l’architecture. Il s’agit cette fois de l’abattre définitivement.

Les « ORGANISATEURS » doivent déraciner l’homme pour le rendre enfin maléable, capable d’une mise en équation, répertoriable, analysable, élément d’une statistique à bonne conscience où le hasard n’intervient plus que sous forme de facteurs. Pour cet homme déraciné, il sera alors possible de construire cet espace sans futur, bâti sur l’analyse de l’actualité, le monde du confort et de la consommation, déduit de l’extrapolation des besoins incontrôlés du présent. Voilà l’avenir souhaité et proposé par un pouvoir défunt qui a remplacé l’engagement de ses responsabilités devant l’individu, par les satisfactions des pulsions des masses abaissées au rang de consommateurs.

Orientateurs, planificateurs, administrateurs, ingénieurs, organisateurs, techniciens conseils, conseillers juridiques et financiers, assureurs, sociologues, psychosociologues, ethnologues et climatologues, géographes et démographes, décorateurs et designers, font avec l’appui de la certitude de leur bonne conscience pour le bonheur de l’homme, le travail de nivelage nécessaire, le métier de réducteurs de têtes, sur les architectes, derniers brachycéphales de l’espèce.

Mais on ne s’attaque pas de front à une discipline qui sert de racine de l’homme. La trahison est une solution plus efficace que l’affrontement en bataille rangée. Aussi les « organisateurs » se sont-ils assurés le concours de certains chefs de file, parmi les responsables même de l’architecture, qui consciemment ou non ont entrepris systématiquement l’autodestruction de leur art au moment où sa pratique est justement au niveau le plus bas. Les gens qui peuvent malheureusement parler au nom de l’architecture, au lieu de la redresser dans l’exaltation de sa spécialité, font de la surenchère sur l’action des « organisateurs », en intégrant à leur propre discipline sous le prétexte de la revitaliser, les germes dangereux car non spécifiques de disciplines étrangères. ».

–Claude ParentL‘homme déraciné

Roland TOPOR. L’homme déraciné