Et si on accélérait ?

« Quand on n’a pas de tête il faut avoir des jambes. »

Proverbe français

Cavalier chinois à l’autruche (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Dans une société dominée par les autruches, la croyance selon laquelle il est normal de porter en permanence des œillères au mépris de la réalité physique du monde et au profit d’une « nation qui progresse » façonne l’identité d’un peuple entier. Lorsque le bien-fondé de cette croyance est remis en cause par un scientifique, le Docteur Kays, ce sont l’ensemble des structures du pays qui vacillent : le mythe commun fondateur, celui-là même sur lequel s’appuyait la coopération et la bonne entente de milliers d’individus, se délite. Car, à ne s’y pas tromper, cet aveuglement collectif semble apporter paix et prospérité…

Par Mr Mondialisation, think tank citoyen francophone.

La politique de l’autruche, court métrage d’animation – Réalisateur : Mohammad HouHou

Les âmes modifiées

Nous vivons dans une société autophage où nous passons notre temps à nous bouffer les uns les autres au nom du pouvoir et de l’argent.

Paul Rebeyrolle

S’étant enrichie en biens échangeables à mesure qu’elle s’appauvrissait en biens non reproductibles (le pétrole, la diversité des espèces), l’Humanité est condamnée à se dévorer elle-même.

Bernard Maris

La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction. Anselm JAPPE.

Le mythe grec d’Érysichthon nous parle d’un roi qui s’autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim – punition divine pour un outrage fait à la nature. Cette anticipation d’une société vouée à une dynamique autodestructrice constitue le point de départ de La Société autophage. Anselm Jappe y poursuit l’enquête commencée dans ses livres précédents, où il montrait – en relisant les théories de Karl Marx au prisme de la « critique de la valeur » – que la société moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l’argent, la marchandise et la valeur.
Mais comment les individus vivent-ils la société marchande ? Quel type de subjectivité le capitalisme produit-il ? Pour le comprendre, il faut rouvrir le dialogue avec la tradition psychanalytique, de Freud à Erich Fromm ou Christopher Lasch. Et renoncer à l’idée, forgée par la Raison moderne, que le « sujet » est un individu libre et autonome. En réalité, ce dernier est le fruit de l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la marchandise.
Le sujet fétichiste-narcissique ne tolère plus aucune frustration et conçoit le monde comme un moyen sans fin voué à l’illimitation et la démesure. Cette perte de sens et cette négation des limites débouchent sur ce qu’Anselm Jappe appelle la « pulsion de mort du capitalisme » : un déchaînement de violences extrêmes, de tueries de masse et de meurtres « gratuits » qui précipite le monde des hommes vers sa chute.
Dans ce contexte, les tenants de l’émancipation sociale doivent urgemment dépasser la simple indignation contre les tares du présent – qui est souvent le masque d’une nostalgie pour des stades antérieurs du capitalisme – et prendre acte d’une véritable « mutation anthropologique » ayant tous les atours d’une dynamique régressive.

Polyptyque du Jugement Dernier, van der Weyden (détail)

Mimèsis

Notre époque peut facilement se résumer par les premières lignes magistrales d’un célèbre roman de Charles Dickens « A Tale of Two Cities », en français « Le Conte de deux cités » :

« C’était la meilleure des époques, mais aussi la pire. Le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer. »

Le point de départ (2020) – Technique mixte sur papier – 50x40cm

La ressemblance avec notre propre époque bruyante – ici, et maintenant – est trop évidente pour qu’on la rate. La farce bruyante qui passe pour un « débat » télévisé est une illustration éloquente de notre situation, dans laquelle nous sommes en proie à des oppositions appariées, le bien contre le mal, le monstre contre le saint, le nationalisme contre la sédition, le noir contre le blanc. Les deux pôles de ces complémentarités dichotomiques s’accrochent si fort qu’il y a peu de possibilités de discours civilisé. Nous sommes poussés dans un monde de compréhension instantanée. Aucune question n’est jamais ouverte ; il n’y a rien d’incertain qui nécessite une réflexion. Tout ce qui doit être compris a déjà été compris et est facilement disponible sous forme de capsules auprès des marchands ambulants de produits politiques. La recherche de parallèles historiques en a attiré plus d’un vers l’Europe de l’Est. Les années trente, les furies déchaînées du « nationalisme », l’émergence de démagogues populistes cultivant assidûment le culte du héros, le fragile consensus international, tremblant au bord d’un conflit à grande échelle – les grandes similitudes sont trop faciles.

Ce qui est vraiment alarmant, c’est la profondeur à laquelle va la comparaison ; l’aspiration volontariste à transcender, d’un seul coup fatal, les misères accrochées du présent ; « les Juifs », « les musulmans », « les pauvres », peu importe ; la tentation d’échapper à l’obstination de l’histoire pour se réfugier dans la souplesse fluide du mythe ; le recours flagrant à la violence vigilante comme moyen de faire taire la dissidence, voire le scepticisme minimal qui est la condition préalable à la pensée elle-même. Tout cela n’est que trop évident, même lorsque – peut-être même parce que – cela devient indicible dans l’espace public. Les personnes impliquées sont impuissantes. Dans ces salons, on ne pouvait pas discuter des choses qui intéressent tout le monde, des problèmes politiques et religieux du moment. Comme ces personnes sont conscientes qu’elles ne croient plus en ce qu’elles représentent, et qu’elles sont vouées à être battues dans toute discussion publique, elles choisissent de ne parler que du temps, de la musique et des rumeurs de la cour. Et lorsque cela s’avère insuffisant, de crier, de se mousser dans des propos abusifs, puis en violents « nationalismes ».

Y a-t-il un moyen de sortir de ce gouffre, de ce désert cacophonique de contrariétés radicales dans lequel nous nous trouvons ? Franchement, je n’ai pas d’espoir. […] En effet, une des conséquences de la polarisation est la mort de la nuance, de la distinction. Avoir des visions alternatives pour notre condition commune est essentiel dans la politique démocratique. La dissidence n’est pas une sédition et se donner des raisons les uns aux autres, la persuasion, la conversation, est un bon indice d’une démocratie. De ce fait, je crains que, malgré tous les aspects carnavalesques de nos élections, la diversité colorée que nous célébrons alors même que l’idéologie dominante agit de multiples façons pour la supprimer et la subvertir, nous ne nous en tirions pas si bien. Le choix des scélérats varie, mais la cacophonie de notre discours politique polarisé produit un cynisme croissant à l’égard de la classe politique, plein de dangereux présages. Le fossé qui se creuse entre ce qui est réellement populaire – du, par et pour le peuple – et ce qui est populiste, générant des majorités instables, devrait nous préoccuper tous, par-delà les grands clivages.

Alok Rai,  professeur d’anglais à l’Institut indien de technologie de New Delhi.