Voir, c’est aussi fermer les yeux…

Homme de peine, ce pêcheur de moules est habité par le poids de l’action et le plein des choses qui pèsent jusqu’aux extrémités, entre les doigts. Il fait corps avec la lourdeur du travail qui a laissé des marques ici ou là, dans les creux des mains, dans les cavités des cuisses ou les excroissances des pieds. « … L’on peut y lire sinon les symboles des choses passées et futures, du moins la trace et comme les mémoires de notre vie ailleurs, effacée, peut-être aussi quelque héritage plus lointain… On peut rêver sur toute figure ».

Le pêcheur de moules (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Apparemment, le seul temps des sculptures est le présent, puisque le geste est en train de se faire, l’artiste se saisissant du « maintenant ». Ce présent est aussi durée puisqu’il donne à voir la métamorphose de la matière, de la boue humaine qui accueille et traduit les moindres remous d’une énergie aveugle mais acharnée à prendre forme et à s’incarner. Cette mise en scène de la création se réalise visuellement quand on regarde la sculpture dans la densité, de la même manière que le serpent lové dans l’ombre d’un tableau de Poussin ne se découvre au regard contemplatif que dans la durée immobile de son attention.

Willem De Kooning, Clam Digger (Le pêcheur de palourdes)

La sculpture se mesure donc dans la dualité de deux présents, le maintenant et l’instant, dualité qui s’esquive et se confond dans la durée sans pour autant y distinguer l’avant de l’après, le futur du passé. Et pourtant ces figures, – exécutées les yeux fermés –, sont aveugles, abolissant alors le temps du regard comme pour décupler la force expressive du toucher. Voir, c’est aussi fermer les yeux…

Claire Stoullig