Le piège

« L’histoire de l’humanité devient de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. »

Herbert George Wells

La machine à explorer le temps (2010) – Technique mixte sur feuille Imagine 350g – 70x100cm

« Je m’attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve de l’intelligence humaine. Elle s’était suicidée ; elle s’était fermement mise en route vers le confort et le bien-être, vers une société équilibrée, avec sécurité et stabilité comme mots d’ordre ; elle avait atteint son but, pour en arriver finalement à cela. Un jour, la vie et la propriété avait dû atteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré de son opulence et de son bien-être ; le travailleur, de sa vie et de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n’y avait eu aucun problème inutile, aucune question qui n’eût été résolue. Et une grande quiétude s’était ensuivie.

« C’est une loi naturelle trop négligée : la versatilité intellectuelle est le revers de la disparition du danger et de l’inquiétude. Un animal en harmonie parfaite avec son milieu est un pur mécanisme. La nature ne fait jamais appel à l’intelligence que si l’habitude et l’instinct sont insuffisants. Il n’y a pas d’intelligence là où il n’y a ni changement, ni besoin de changement. Seuls ont part à l’intelligence les animaux qui ont à affronter une grande variété de besoins et de dangers. »

La machine à explorer le temps de Herbert George Wells

Et si on accélérait ?

« Quand on n’a pas de tête il faut avoir des jambes. »

Proverbe français

Cavalier chinois à l’autruche (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Dans une société dominée par les autruches, la croyance selon laquelle il est normal de porter en permanence des œillères au mépris de la réalité physique du monde et au profit d’une « nation qui progresse » façonne l’identité d’un peuple entier. Lorsque le bien-fondé de cette croyance est remis en cause par un scientifique, le Docteur Kays, ce sont l’ensemble des structures du pays qui vacillent : le mythe commun fondateur, celui-là même sur lequel s’appuyait la coopération et la bonne entente de milliers d’individus, se délite. Car, à ne s’y pas tromper, cet aveuglement collectif semble apporter paix et prospérité…

Par Mr Mondialisation, think tank citoyen francophone.

La politique de l’autruche, court métrage d’animation – Réalisateur : Mohammad HouHou

La superposition

Cormac McCarthy nous livre deux œuvres Méridien de sang (1985) et La route (2006) qui se répondent, en écho l’un à l’autre. L’un met en scène des barbares dans une réécriture de l’histoire du continent, donnant lieu à multiples massacres, et l’autre nous montre la fin de ce même non-lieu qu’est les États-Unis, alors qu’un homme et son fils, des victimes, se sauvent justement de ces actes de barbarie, essayant de rejoindre une communauté espérée. Les deux œuvres nous montrent deux quêtes du Sud, mais dans deux expressions de la chasse à l’homme: les victimes et les bourreaux; les Américains qui tuent tout sur leur passage, en tendant de se soustraire à toute éthique, toutes lois, se dégageant de l’ordre établi au Nord-Est d’un côté et les victimes père et fils qui tentent seulement de survivre sans se faire manger par les «sectes sanguinaires». Cette superposition des deux œuvres recrée ainsi le même cycle que celui explicité par Sosfky: « la violence crée le chaos et l’ordre crée la violence ». Cette dialectique tend à prouver que la violence s’engendre elle-même sans possibilités de l’exclure, toujours intrinsèquement liée à l’ordre, comme la fuite et la chasse le sont, l’une provoquant l’autre. Cormac McCarthy nous livre donc deux œuvres d’une grande beauté à travers une poétique de la dévastation et de la violence, tant sur le plan formel que dans leurs sujets.

Méridien de sang et la route (2019) – Encres sur carton gris – 80x60cm

Wolfgang Sosfky nous déploie dans son Traité sur la violence (1996) l’ampleur de la dynamique que la violence prend. D’abord, il nous introduit par un mythe des origines de la violence: les hommes, étant tous égaux, avaient peur les uns des autres. Ils arrivèrent donc à signer un contrat social, qui les contraignait au bien commun et qui les protégeait. Ce bien commun fut encadré par différentes lois et par différentes personnes qui se voyaient confier une tâche plus importante. Mais, les contraintes qui sévissaient finirent par agresser les gens, jusqu’à ce qu’un jour, ils se rebellent et brisent l’ordre établi. « À l’état de nature succèdent la domination, la torture et la persécution; l’ordre débouche sur la révolte et le massacre collectif ». Dans Méridien de sang, c’est plus précisément la problématique des chasseurs d’hommes et de massacres qui est mise de l’avant par les personnages qui sont des êtres froids sur qui toutes lois semblent imperméables, n’obéissant qu’à leur instinct qui les guident vers les tueries, vers ses «massacres collectifs», car « C’est l’expérience de la violence qui réunit les hommes ». […]

En effet, les meutes d’hommes décrites par Sofsky ont plusieurs objectifs, dont ultimement celui de chasser l’homme pour le manger. « La lutte pour la survie est inévitable. Ce qui caractérise l’absence de loi, ce n’est pas que chacun pratique constamment la violence, c’est qu’à chaque instant il puisse frapper, avec ou sans fin précise. » Donc, il s’agit de la peur permanente d’un possible bain de sang, d’une totale absence de confiance en l’être humain autre que soi. Cette peur de son prochain est aussi reliée à l’état de fuite permanent  dans lequel les personnages sont inscrits. Ils sont alors dénaturés puisque sans racines, sans liens de filiation quelconque: l’homme en fuite, poursuivi « ne perd pas que son environnement habituel, il perd aussi son lieu propre, le théâtre de son histoire personnelle et la culture matérielle qui en constituait le décor. Si jamais la fuite réussit et qu’il atteint quelque part un lieu sûr, c’est inévitablement un homme qui repartira de zéro. » Dans le cas qui nous intéresse, cet état perpétuel de fuite pourrait couper le personnage de toutes filiations.

Or, la relation à son fils est à la fois ce qui le pousse à continuer. La figure du fils est alors son passé et son avenir, mais aussi, ce qui le ramène à une humanité, le retient de toute violence. Le contrat social du mythe de Sofsky est exactement cette filiation: il s’agit d’un simple consensus entre le père et le fils qui délimite ce qu’il reste d’humain, de civilisé en eux : « Mais on ne mangerait personne? /Non. Personne. / Quoi qu’il arrive. / Jamais. Quoi qu’il arrive. / Parce qu’on est des gentils. / Oui. / Et qu’on porte le feu. / Et qu’on porte le feu. Oui. / D’accord. » Nous voyons ici le désir de prolonger un héritage, alors qu’il pourrait être facile de croire que dans un tel espace-temps, seule la barbarie peut exister. Néanmoins, la vie n’est pas possible, il s’agit avant tout de survie. Nous sommes en présence de personnage quasi mort-vivant. La destruction du monde dans La route semble être une réponse à la déchéance de Méridien de sang, car « Le massacre laisse des ruines, des cendres, des morts. Il détruit la vie, l’ordre, les choses de la culture ». C’est précisément dans ce décor que le père et son fils évoluent : « À flanc de collines d’anciennes cultures couchées et mortes. »  Or, la question venait déjà dans Méridien de sang : « Le vent salé du désert rongerait leurs ruines et il n’y aurait rien, ni fantômes ni scribe pour dire au voyageur sur son passage que des humains avaient vécu ici et comment ils y étaient morts. » Cette destruction totale du monde vient répondre au rêve de Holden, dans Méridien de sang qui dessine et annote afin « d’effacer toutes ces choses de la mémoire des hommes ». Alors, les pensées de père dans La route surviennent en écho : « Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les choses à manger. » Cela suppose un réel intertexte, puisque les textes se répondent.

MÉRIDIEN DE SANG ET LA ROUTE, SYMPTÔME D’UNE PERTE D’HUMANITÉ,

par Lauriane Lafortune (extraits)

La nature de l’art

Qu’est-ce que l’art, s’il n’est même plus une création humaine ? Est « art » ce qui procure une émotion artistique à celui qui contemple une œuvre. Oscar Wilde ne disait-il pas : “La beauté est dans les yeux de celui qui regarde” ? Peu importe qu’il s’agisse là de la création/production d’une personne, d’un robot, d’un ordinateur ou d’un algorithme ?

Jean-Jacques Neuer

Je ne suis pas un robot (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Le mot « robot » est d’origine tchèque. Il a été utilisé pour la première fois en 1921 par Karel Capek dans sa pièce de théâtre de science-fiction, R. U. R. (Rossum’s Universal Robots). « Robot » vient de robota qui signifie « corvée », et rob est l’ « esclave » en slave ancien. La pièce de Karel Capek avait une consonance économique et philosophique. D’une chaîne de montage fabriquée par un industriel sortaient des robots androïdes destinés à être envoyés partout dans le monde. Mais au bout de dix ans, les robots se révoltèrent, prirent le contrôle de la chaîne de montage, construisirent de plus en plus de robots et anéantirent l’humanité. Capek a exprimé dans sa pièce l’angoisse de l’homme qui, tel l’Apprenti sorcier de Goethe, est dépassé par sa propre création. Le robot doué d’intelligence et de créativité cristalliserait cette angoisse.

AFIS science (Association Française pour l’Information Scientifique)

Rien ne va plus de soi

Ce qui fait la spécificité du clown c’est de faire surgir en nous, ce personnage, cette créature, cette face d’un humain en désordre, inadapté, dérangé et dérangeant, où persiste une présence d’enfance. Il y a souvent chez les clowns quelque chose d’un comportement enfantin qui dans la vie serait pathologique, le fait d’une personne attardée, diminuée. Un état d’enfance qui surgit en vous et vous fait voir le monde avec des yeux étonnés. Tout est différent. Rien ne va plus de soi. Et spectateurs et spectatrices s’amusent de cette rupture, de ce danger potentiel d’enfance, de ce risque d’un comportement qui échappe à la norme. […]

Le clown blanc (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Le clown est porteur d’un mystère qui est aussi profond que le mystère de notre existence. Nous présentons aux spectateurs une figure, un caractère, un personnage, un être humain enfin, porteur en lui, à la fois, de l’enfance et de l’âge adulte ou de la vieillesse, de la plus grande innocence et de la plus belle sagesse, qui montre dans ses ratages quelque chose de l’incapacité de l’homme à saisir la vie, en même temps qu’il est traversé de surgissements sublimes qui nous dépassent. Et toute cette concentration d’existences constitue pour moi le clown, qui nous fait rire et pleurer parce qu’il nous parle à la fois de notre naissance et de notre fin, des petites choses de rien qu’il a du mal à manipuler en même temps que de l’univers entier, avec un théâtre simple. […]

Le clown, virtuose et poète du désordre, se déséquilibre tant, qu’il nous présente une image amusante, mais aussi terrifiante, symbole de mort physique, par ses chutes, mais aussi sociale, conséquence de ses troubles du comportement. Un poème inquiétant pour enchanter nos vies? Voilà une des spécificités de l’art clownesque : pouvoir faire rire par la manifestation de la fragilité de l’existence, en suscitant en soi un tel dérangement qu’il se répande dans les spectateurs, à leur tour secoués par le désordre vivifiant du rire. 

Philippe Goudard, Le cirque entre l’élan et la chute, Éditions Espace

Le jeu du chat et de la souris

En fait il y a deux questions : est-ce que « la réalité quantique » s’étend au monde macroscopique ? C’est-à-dire là où nous sommes aujourd’hui alors que le monde macroscopique est derrière moi et je ne sais pas du tout ce qui se passe, c’est-à-dire je suis partout à la fois et nulle part. Si j’étais dans le monde quantique, devant moi, je serais partout à la fois sans aucune distinction, mais une fois que je regarderais je ne verrais qu’un seul personnage celui que je suis. C’est cela le principal enjeu de la théorie au point de vue philosophique qui donne des résultats mathématiques et physiques différents c’est : est-ce qu’il y a une extension des phénomènes microscopiques ou macroscopiques et comment se fait-il qu’on ne les voit pas ? […]

Le chat et la souris (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

Du coup la fiction intervient, c’est-à-dire ce qui est fictif sans réalité dans notre monde, est-ce que la fiction nous permet de construire un monde contrefactuel qui pourrait correspondre à ce que nous disent les équations ou les concepts de la physique quantique ? Je réponds oui car il y a un grand nombre d’ouvrages littéraires ou des tentatives artistiques plastiques qui se réclament ou non de la physique quantique. Effectivement ils essaient surtout au niveau de la dimension des arts plastiques visuels, de contourner l’apparence de notre monde ou les lois de notre monde pour essayer de faire émerger ce qui pourrait exister effectivement d’état quantique dans notre propre monde. C’est le cas, c’est-à-dire si effectivement l’art littéraire ou plastique arrive à montrer qu’on peut contourner l’obstacle du monde macroscopique pour y implanter en quelque endroit, en quelque lieu, des instants ou des œuvres de nature quantique, on justifie qu’il y a un soubassement quantique de notre propre monde. 

Jean-Loup Héraud

Adam et Ève (Dürer, 1504)

L’ homme sans cheval

L’homme sans cheval se présente comme une trilogie autour de trois formes connexes de chute, physique, métaphysique, historico-politique. Elle s’offre comme une réflexion globale sur la condition précaire d’une humanité ancrée dans ses certitudes de maîtrise, mise en danger tant par un « principe d’indétermination », que l’on pourrait tout aussi bien appliquer à l’existence humaine comme forme de l’absurde, que par les options historiques qu’elle détermine et oriente dans cette illusion historiciste dénoncée par Popper : confronté à une destinée sans finalité, le pouvoir de l’homme vacille sur ses fondements.

L’homme sans cheval (2020) – Technique mixte sur papier – 50x70cm

Aux images de courses de chevaux, de sauts d’obstacles, se surimpriment dans un montage répétitif des vues de sculptures monumentales de chevaux. L’univers de la compétition hippique semble ici fonctionner comme une sorte de parabole, nous mettant sur la piste de la relation mythologique de l’homme et de la nature, d’une symbolique de la maîtrise de la monture, pourtant force, puissance, vitesse, héroïsme. La répétition sérielle jusqu’au vertige offre une succession de sauts d’obstacles réussis. Jusqu’ici tout va bien…

L’homme sans cheval, mouvement 01, par Mounir Fatmi

Mais, dans un second temps, les images s’emballent, à toute vitesse, dans tous les sens, le montage en « cut » saccadés superpose images de sauts, de conquérants, d’obstacles… puis de chutes de cavalier comme une fatalité, comme si la maîtrise de la nature, de l’animal n’était qu’une illusion, et qu’inévitablement, d’une manière ou d’une autre, on chute face à l’obstacle. Simple faiblesse physique ou échec de l’intelligence face au hasard, ou encore du projet cartésien de maîtrise et de possession de la nature ? A quelques centimètres près, le cavalier aurait sauté l’obstacle sans encombre…
Alors advient la nécessité, sans doute plus éthique qu’ontologique, de se relever malgré tout, de « ne pas regarder derrière soi », de continuer à avancer.

Marie DeparisParis 2007.

La Survie de l’Espèce, par Paul Jorion & Grégory Maklès – Futuropolis et Arte Éditions 2012

Écoute, petit homme !

Écoute, petit homme ! par Wilhelm Reich

« Tu es grand, petit homme, quand tu n’es pas petit et misérable. Ta grandeur est le seul espoir qui nous reste. Tu es grand, petit homme, quand tu exerces amoureusement ton métier, quand tu t’adonnes avec joie à la sculpture, à l’architecture, à la peinture, à la décoration, à ton activité de semeur ; tu es grand quand tu trouves ton plaisir dans le ciel bleu, dans le chevreuil, dans la rosée, dans la musique, dans la danse, quand tu admires tes enfants qui grandissent, la beauté du corps de ta femme ou de ton mari ; quand tu te rends au planétarium pour étudier les astres, quand tu lis à la bibliothèque ce que d’autres hommes et femmes ont écrit sur la vie. Tu es grand quand, grand-père, tu berces ton petit-enfant sur tes genoux et lui parles des temps passés, quand tu regardes l’avenir incertain avec une confiance et une curiosité enfantines. »

 

PETIT-HOMME

« Si, petit homme, tu as de la profondeur en toi, mais tu l’ignores. Tu as une peur mortelle de ta profondeur, c’est pourquoi tu ne la sens ni ne la vois. C’est pourquoi tu es pris de vertige et tu chancelles comme au bord d’un abîme, quand tu aperçois ta propre profondeur. Tu as peur de tomber et de perdre ainsi ton « individualité » si jamais tu obéis aux pulsions de la nature. Quand, avec la meilleure bonne foi, tu tentes de parvenir à toi-même, tu ne trouves jamais que le petit homme cruel, envieux, goulu, voleur. Si tu n’étais pas profond dans ta profondeur, je n’aurais pas rédigé ce texte. Je connais ta profondeur, je l’ai découverte quand tu venais me voir pour confier au médecin tes misères. C’est cette profondeur en toi qui est ton avenir. »

EcoutePetitHomme

DEBOUT, PETIT HOMME !

« En 1948 paraît un texte qui n’avait pas vocation à être publié, Écoute, petit homme !, écrit par le psychanalyste autrichien Wilhelm Reich au soir de la Seconde Guerre mondiale, élève de Freud et rédigeant jusque-là essentiellement des ouvrages théoriques. Ce texte est un cri de rage contre le « petit homme », l’homme ordinaire, ni riche, ni puissant, ni connu, qui a laissé se commettre les pires atrocités depuis le début du XXe siècle et en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. Reich le tient pour seul responsable des barbaries commises par les dictateurs du monde, le petit homme ayant fui ses responsabilités :

Tu avais le choix entre la montée aux cimes pour devenir le “surhomme” de Nietzsche et la descente pour devenir le “sous-homme” d’Hitler. Tu as crié “heil” et tu as choisi l’“Untermensch”.

Tu avais le choix entre les institutions vraiment démocratiques de Lénine et la dictature de Staline. Tu as choisi la dictature de Staline. […]

Tu avais le choix entre la théorie de Marx sur la productivité de la force de ton travail qui seul crée la valeur des biens – et l’idée de l’État. Tu as oublié l’énergie vivante de ton travail et tu as choisi l’idée de l’État. […]

Chacune   de   ces  défaillances   révèle  la  grande  misère  de  l’animal  humain.  Tu  dis : « Pourquoi prendre tout ça au tragique ? » Est-ce que tu te sens responsable de tous ces maux ?

En parlant ainsi, tu te condamnes toi-même. Si tu assumais seulement une fraction de la responsabilité qui t’incombe, le monde ne serait pas ce qu’il est, et tu ne tuerais pas tes grands amis par tes petites bassesses. (Reich, 2019 [1948], p. 91-93). […]

Mais la question est pourquoi le petit homme se dessaisit-il de ses responsabilités ? Pourquoi laisse-t-il cela à quelques puissants ? cette désaffection des responsabilités vient du fait que les aspirations profondes du petit homme sont menacées dans leur réalisation : […] tu ne te soucies pas des soucis [du monde], tu as assez de soucis ! » (Reich, 2019 [1948], p. 62).

Quelles sont ses aspirations profondes ? Elles sont au nombre de trois : la sécurité, la justice et la « vie bonne ».

La sécurité n’est pas seulement celle de l’intégrité physique, la sécurité à laquelle aspire le petit homme est surtout matérielle. Il souhaite s’assurer que lui et sa famille auront tout ce qu’il leur faut avant de pouvoir penser à autre chose. Durant la crise des Gilets jaunes, on a souvent opposé « fin du mois » et « fin du monde ». S’il s’avère impossible de boucler la fin du mois, comment penser à la fin du monde ? Assurer les moyens de subsistance pour tous est la condition d’un intérêt général pour la protection de la planète. Ensuite, la justice est une valeur universelle. C’est bien ce que montre l’expérience maintenant mondialement connue du spécialiste des primates, Frans de Waal, qui montre le comportement de deux singes capucins en présence d’inégalités. Dans l’expérience, on présente aux singes une pierre qu’ils doivent prendre pour frapper la paroi de leur cage. Une fois le geste effectué, ils rendent la pierre et on leur tend une tranche de concombre à manger. Si les deux singes reçoivent en échange le bout de concombre, ils peuvent effectuer ce geste plusieurs fois d’affilée sans rechigner. Maintenant, si l’un des singes obtient systématiquement, au lieu d’une tranche de concombre, un raisin, meilleur aux yeux des singes capucins, le second singe, recevant, toujours lui, des bouts de concombre à l’issue de son geste, finira par piquer une colère noire, jetant avec dégoût au milieu de la pièce la rondelle de concombre qu’on persiste à lui offrir. Comment accepter d’œuvrer pour le bien commun si nous nous ne sommes pas tous traités de la même manière ?

Enfin reprenant les termes d’Aristote, la « bonne vie » est la dernière aspiration fondamentale guidant la petit homme. Parlant à la place du petit homme, Reich la résume en deux phrases : «  Je déteste la guerre, ma femme se lamente quand je suis appelé sous les drapeaux, mes enfants meurent de faim quand les armées prolétariennes occupent mon pays, les cadavres s’entassent par milliers. Tout ce que je veux, c’est labourer mon champ, jouer après le travail avec mes enfants, aller le dimanche danser ou écouter de la musique » (Reich, 2019 [1948], p. 152). Des choses simples, mais pleines de sens. La « non-satiété » de l’Homo œconomicus n’est qu’une fable de la « science » économique.

Ces trois aspirations fondamentales sont les piliers de tout être humain. Les menacer, c’est remettre en cause la dignité de l’individu et, avant toute chose, il se battra pour les protéger. Les pires atrocités du XXe siècle ont eu lieu parce que ses aspirations étaient bafouées. Dans un contexte de détresse comme la Grande Dépression des années 1930, le terreau social était fertile pour que les totalitarismes profitent des faiblesses du petit homme en lui faisant miroiter monts et merveilles. Le petit homme a laissé les mains libres aux totalitarismes, espérant retrouver un tant soit peu de sécurité, de justice et de bonne vie. En quoi il avait tort. »

Paul Jorion, Vincent Burnand-Galpin  COMMENT SAUVER LE GENRE HUMAIN  fayard

COMMENT SAUVER LE GENRE HUMAIN