« En 1948 paraît un texte qui n’avait pas vocation à être publié, Écoute, petit homme !, écrit par le psychanalyste autrichien Wilhelm Reich au soir de la Seconde Guerre mondiale, élève de Freud et rédigeant jusque-là essentiellement des ouvrages théoriques. Ce texte est un cri de rage contre le « petit homme », l’homme ordinaire, ni riche, ni puissant, ni connu, qui a laissé se commettre les pires atrocités depuis le début du XXe siècle et en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. Reich le tient pour seul responsable des barbaries commises par les dictateurs du monde, le petit homme ayant fui ses responsabilités :
Tu avais le choix entre la montée aux cimes pour devenir le “surhomme” de Nietzsche et la descente pour devenir le “sous-homme” d’Hitler. Tu as crié “heil” et tu as choisi l’“Untermensch”.
Tu avais le choix entre les institutions vraiment démocratiques de Lénine et la dictature de Staline. Tu as choisi la dictature de Staline. […]
Tu avais le choix entre la théorie de Marx sur la productivité de la force de ton travail qui seul crée la valeur des biens – et l’idée de l’État. Tu as oublié l’énergie vivante de ton travail et tu as choisi l’idée de l’État. […]
Chacune de ces défaillances révèle la grande misère de l’animal humain. Tu dis : « Pourquoi prendre tout ça au tragique ? » Est-ce que tu te sens responsable de tous ces maux ?
En parlant ainsi, tu te condamnes toi-même. Si tu assumais seulement une fraction de la responsabilité qui t’incombe, le monde ne serait pas ce qu’il est, et tu ne tuerais pas tes grands amis par tes petites bassesses. (Reich, 2019 [1948], p. 91-93). […]
Mais la question est pourquoi le petit homme se dessaisit-il de ses responsabilités ? Pourquoi laisse-t-il cela à quelques puissants ? cette désaffection des responsabilités vient du fait que les aspirations profondes du petit homme sont menacées dans leur réalisation : […] tu ne te soucies pas des soucis [du monde], tu as assez de soucis ! » (Reich, 2019 [1948], p. 62).
Quelles sont ses aspirations profondes ? Elles sont au nombre de trois : la sécurité, la justice et la « vie bonne ».
La sécurité n’est pas seulement celle de l’intégrité physique, la sécurité à laquelle aspire le petit homme est surtout matérielle. Il souhaite s’assurer que lui et sa famille auront tout ce qu’il leur faut avant de pouvoir penser à autre chose. Durant la crise des Gilets jaunes, on a souvent opposé « fin du mois » et « fin du monde ». S’il s’avère impossible de boucler la fin du mois, comment penser à la fin du monde ? Assurer les moyens de subsistance pour tous est la condition d’un intérêt général pour la protection de la planète. Ensuite, la justice est une valeur universelle. C’est bien ce que montre l’expérience maintenant mondialement connue du spécialiste des primates, Frans de Waal, qui montre le comportement de deux singes capucins en présence d’inégalités. Dans l’expérience, on présente aux singes une pierre qu’ils doivent prendre pour frapper la paroi de leur cage. Une fois le geste effectué, ils rendent la pierre et on leur tend une tranche de concombre à manger. Si les deux singes reçoivent en échange le bout de concombre, ils peuvent effectuer ce geste plusieurs fois d’affilée sans rechigner. Maintenant, si l’un des singes obtient systématiquement, au lieu d’une tranche de concombre, un raisin, meilleur aux yeux des singes capucins, le second singe, recevant, toujours lui, des bouts de concombre à l’issue de son geste, finira par piquer une colère noire, jetant avec dégoût au milieu de la pièce la rondelle de concombre qu’on persiste à lui offrir. Comment accepter d’œuvrer pour le bien commun si nous nous ne sommes pas tous traités de la même manière ?
Enfin reprenant les termes d’Aristote, la « bonne vie » est la dernière aspiration fondamentale guidant la petit homme. Parlant à la place du petit homme, Reich la résume en deux phrases : « Je déteste la guerre, ma femme se lamente quand je suis appelé sous les drapeaux, mes enfants meurent de faim quand les armées prolétariennes occupent mon pays, les cadavres s’entassent par milliers. Tout ce que je veux, c’est labourer mon champ, jouer après le travail avec mes enfants, aller le dimanche danser ou écouter de la musique » (Reich, 2019 [1948], p. 152). Des choses simples, mais pleines de sens. La « non-satiété » de l’Homo œconomicus n’est qu’une fable de la « science » économique.
Ces trois aspirations fondamentales sont les piliers de tout être humain. Les menacer, c’est remettre en cause la dignité de l’individu et, avant toute chose, il se battra pour les protéger. Les pires atrocités du XXe siècle ont eu lieu parce que ses aspirations étaient bafouées. Dans un contexte de détresse comme la Grande Dépression des années 1930, le terreau social était fertile pour que les totalitarismes profitent des faiblesses du petit homme en lui faisant miroiter monts et merveilles. Le petit homme a laissé les mains libres aux totalitarismes, espérant retrouver un tant soit peu de sécurité, de justice et de bonne vie. En quoi il avait tort. »
Paul Jorion, Vincent Burnand-Galpin COMMENT SAUVER LE GENRE HUMAIN fayard