Un avertissement…

Elie Wiesel : Ainsi donc, on se trouve devant un piège. Et peut-être est-ce bien cela Auschwitz, un piège de l’histoire, un piège métaphysique. Un avertissement…

ELIE WIESEL

Claude Goure : Quel avertissement ?

Elie Wiesel : Un avertissement de Dieu pour nous dire que si nous, les hommes, n’écoutons pas, il sera bientôt trop tard… Qui sait si l’avenir, notre avenir, ne s’est pas encore enfoui sous les ruines et l’horreur du passé ? Quand l’avenir s’appela HIroshima, c’est parce que le passé s’était appelé Auschwitz. La conscience biblique est trop profonde pour que nous perdions de vue que tout se tient.

Claude Goure : Menacé de destruction, nous le sommes aussi de chaos, ce que vous nommez « la confusion des valeurs »…

Elie Wiesel : Le chaos précède toujours la destruction. L’heure où l’on ne distingue plus la lumière et ce qui tue la lumière. L’heure où se mêlent le crépuscule et l’aurore, le jour et la nuit… Pour notre malheur. S’il faut accepter le Bien, et à la rigueur le Mal, il faut toujours refuser que le Mal se présente sous les couleurs du Bien.

Claude Goure : Qu’est-ce qui peut nous sauver finalement, et sauver nos enfants ?

Elie Wiesel : La mémoire. Le Livre.

–Propos d’Elie Wiesel recueillis par Claude Goure, 1985 (Extraits choisis)

Rembrandt_-_Moses_with_the_Ten_Commandments_-_Google_Art_ProjectMoïse brisant les Tables de la Loi, du peintre hollandais Rembrandt, 1659.

Les « fautes d’orthographes »

Télérama : Qu’est-ce qu’une maladie génétique ?

Daniel Cohen : Notre corps est constitué de centaines de milliards de cellules. Chacune renferme un noyau, composé d’un long collier de trois milliards de perles – le génome – directement hérité de nos parents. C’est l’ordre et la couleur de ces perles qui programment notre organisme : car chaque cellule, en lisant l’enchaînement des couleurs, sait comment elle doit fonctionner. Hélas, si l’enchaînement est mauvais, s’il y a ce que j’appelle une « faute d’orthographe » héréditaire, la cellule va se tromper et déclencher une maladie.

Il y en a de deux types. Les maladies programmées à 100% à la naissance, dues à des fautes d’orthographes inexorables : c’est, par exemple, la mucoviscidose, la myopathie de Duchenne ou l’hémophilie. Les maladies programmées à 50%, enfin, comme le diabète, le cancer, l’asthme ou l’infarctus : il y a une prédisposition familiale, une erreur héréditaire, mais elle peut ne pas se développer à l’âge adulte.

Daniel Cohen

Télérama : Comment la génétique permettrait-elle d’éviter les maladies programmées à 100% ?

Daniel Cohen : En triant les embryons des parents à risques dès la fécondation. Il suffirait de prélever sur chacun d’eux une cellule. On verrait immédiatement les cellules atteintes et les cellules indemnes : on ne remettrait dans le ventre de la mère que les embryons parfaitement sains.

Télérama : Ce « tri » n’ouvre-t-il pas la voie à d’autres types de sélection humaine tout à fait inadmissibles ?

Daniel Cohen : Vous préférez, peut-être, attendre les tests de grossesse et l’échographie, et procéder alors à une « élimination » radicale par l’avortement ? Mais c’est la mère, alors, qui doit prendre une terrible responsabilité, la mère qui doit souffrir. De quel droit lui imposer cette douleur ? De quel droit, aussi, imposer la vie à certains enfants dont on peut aujourd’hui savoir, avant même la naissance, que leur très brève existence ne va être qu’une atroce suite de souffrances. Il faudrait rester passif devant des malheurs contrôlables ! Suite aux aberrations hitlériennes, la mauvaise conscience mondiale a été si forte qu’elle a jeté le discrédit sur toute une partie de la génétique. Il faut faire confiance à l’homme et édicter des lois pour l’aider à se contrôler. Quand l’homme a découvert le couteau, il a aussitôt condamné quiconque s’en servirait pour le planter dans le cœur de son ennemi… Pourquoi n’aurions-nous pas la même sagesse : le seul étalon de nos actes scientifiques étant la supression de la soufrance de l’autre. Et, après tout, vous savez, quand on veut pratiquer la terreur à grande échelle, n’importe quelle technique suffit : pour exterminer des millions de juifs, Hitler n’a eu besoin que de douches…

Télérama : Vous ne redoutez donc pas que la génétique permette de douteuses manipulations de l’espèce humaine ?

Daniel Cohen : Si on ne prend pas de risques, on ne fait rien. Bien sûr, on peut imaginer n’importe quoi ; rêver à l’impossible fait même partie de notre métier. Mais quel intérêt de travailler sur certaines monstruosités ? Prenez les clones. On pourraît sûrement, dès la fécondation d’un embryon, prendre une de ses cellules et chercher à la reproduire : on le fait bien pour les animaux… Mais quel avantage pour une famille d’avoir dix fois ou vingt fois le même enfant ?

Génome humain

Télérama : On peut imaginer que certains voudraient ainsi reproduire des individus réputés d’élite.

Daniel Cohen : On peut imaginer que, grâce aux progrès de la génétique, on pourra d’ici 100 ans fabriquer des races de débiles ultra-costauds. Bien sûr, on sera capable de le faire… Mais, quand je regarde l’évolution de l’humanité, il me semble qu’on s’avance vers davantage de respect des droits de l’homme. Alors pourquoi craindrais-je le pire ? Etre pessimiste, avoir peur, c’est toujours dégrader l’image de l’autre, en face ; et c’est en venir envers lui à des conduites agressives. Justement ce qu’il faut éviter. j’ai donc décidé de ne pas avoir peur. Mais, dans notre monde d’argent, la peur souvent fait vendre. Voyez la Une des journaux : « Faut-il avoir peur des manipulations génétiques ? », par exemple, attire pas mal le public… Je vous le conseille, même si c’est archifaux.

Télérama : Vous concluez pourtant votre livre (1) sur une note pessimiste : notre cerveau échafauderait certains concepts qu’il ne serait même plus en mesure de comprendre. Avons-nous rencontré nos limites.

Daniel Cohen : Oui. Nous sommes très proches de l’animalité. Voyez notre agressivité, notre indifférence à la douleur de l’autre… Je pense que, pour échapper à ce comportement primitif, une petite chiquenaude génétique serait envisageable dans plusieurs années, quand on aura tout résolu en ce qui concerne les maladies.

Télérama : Une « chiquenaude génétique ! »

Daniel Cohen : Pourquoi s’en priver ? Selon l’évolution naturelle, une espèce dure 1 million d’années ; l’homme n’a que que 100 000 ans. Vous croyez qu’il pourra attendre 900 000 ans pour passer à l’espèce supérieure ? Comment n’aurait-il pas envie d’accélérer le mouvement, s’il en a les moyens. On sait aussi qu’il existe aujourd’hui un gêne qui contrôle la durée de la vie : ce problème ne me semble pas essentiel, mais il est évident qu’on pourra allègrement prolonger l’homme jusqu’à 150 ans et plus dans quelques décennies… Tranquillisez-vous, on n’a pas encore la méthode, mais on va la trouver.

Télérama : Ça ne vous donne pas le vertige ?

Daniel Cohen : Je fais un métier poétique. J’ai des vertiges poétiques. Mais je ne m’inquiète pas. Je sais qu’il y a toujours un équilibre naturel entre ceux qui avancent et ceux qui retiennent. De toute façon, je n’en suis pas maître.

Télérama : Qui en est maître ?

Daniel Cohen : La société.

 

(1) Les Gènes de l’espoir, éd. Robert Laffont.

Propos de Daniel Cohen recueillis par Fabienne Pascaud – (Extrait)

Télérama N°2283 – 13 Octobre 1993

Le Grand Jeu du Monde

« Laissez-moi vous rappeler l’origine étymologique du mot « personne », emprunté presque sans modification au latin persona par les langues européennes, aussi unanimes ici que dans l’adoption, par exemple, du mot « politique », dérivé du grec polis. Ce n’est certainement pas un hasard si une part aussi importante de la terminologie qui, dans toute l’Europe, sert à débattre de droit, de politique et de philosophie est issue d’une même source venue de l’Antiquité. Ce vocabulaire fournit en quelque sorte l’accord fondamental dont les multiples harmoniques résonnent à travers l’histoire intellectuelle de l’humanité occidentale.

Persona, en l’espèce, désignait à l’origine le masque qui couvrait le visage individuel, « personnel », de l’acteur, et indiquait au spectateur son rôle et sa fonction dans la pièce. Mais dans ce masque, dont la pièce commandait le dessin, était ménagée à l’endroit de la bouche une large ouverture au travers de laquelle la voix individuelle et non déguisée de l’acteur pouvait résonner. C’est à cette résonance que le mot persona fait à l’origine référence ; per-sonare, « résonner à travers », et le verbe dont persona, le masque, est le substantif. Et les Romains eux-mêmes furent les premiers à user du mot en un sens métaphorique ; en droit romain, la persona désignait le titulaire de droits civiques par opposition à homo, substantif réservé à celui qui ne fait qu’appartenir à l’espèce humaine, qui est certes distinct de l’animal, mais est privé d’attributs ou de qualité spécifiques, de sorte que ce dernier mot, à l’instar du grec anthropos, fut souvent employé avec une nuance de mépris pour désigner des individus privés de toute protection juridique.

Si l’acceptation latine de la personne sert mon propos, c’est qu’elle appelle l’usage figuré ; or les métaphores sont l’aliment quotidien de toute pensée conceptuelle. Le masque romain illustre très précisément la manière dont nous apparaissons dans la société, où nous ne sommes pas des citoyens rendus égaux par l’espace public institué et réservé pour la parole et l’action politique, mais où nous sommes accueillis à titre d’individus, pour ce que nous sommes et nullement comme de simples êtres humains. Notre apparition et notre reconnaissance par autrui sur cette scène qu’est le monde sont commandées par le rôle, en « résonnant » pour ainsi dire à travers lui, que se manifeste quelque chose d’autre de tout à fait singulier et indéfinissable, quelque chose qui reste néanmoins identifiable avec une parfaite certitude, de sorte qu’un brusque renversement de rôles n’engendre pas de confusion (lorsque par exemple l’étudiant atteint son but et se transforme en enseignant, lorsque la maîtresse de maison que nous connaissons dans ses fonctions de médecin sert ses invités au lieu de soigner ses patients). Autrement dit, la vertu de la notion de persona pour mon propos tient au fait que les masques ou les rôles que le monde nous assigne, qu’il nous faut accepter et dont nous devons même faire l’apprentissage si nous voulons un tant soit peu participer au jeu du monde, sont interchangeables. Ils ne sont pas inaliénables au sens où l’on parle de « droits inaliénables », ils ne sont pas associés pour toujours à notre for intérieur, au sens où la voix de la conscience, comme le veut une croyance répandue, accompagne sans cesse l’âme humaine. »

(Extrait du discours Le Grand Jeu du Monde d’Hannah Arendt, Copenhague, 1975)

SATYRICONFederico Fellini sur le tournage de Satyricon 1969

Faut-il brûler les mythes ?

« Les hommes apprennent toujours plus vite au travers des épreuves et des accidents graves qui mettent en péril leur existence. […] Un pays qui n’a plus de légendes se condamne à mourir de froid. Mais un peuple qui n’aurait plus de mythes court vers la mort. Un mythe offre aux hommes une vision romancée de ses valeurs et de ses idéaux, il organise et justifie les équilibres, les tensions et les règles dont nous avons besoin pour vivre avec notre temps. Sans mythe, une société risque la dispersion et le chaos. […] Sans une nouvelle vision convaincante et lyrique des hommes sur terre, de la guerre et de la paix, sans valeurs de vie, sans mythe puissant, nous ne pourrons équilibrer toutes ces forces, ces tensions. »

Les mythes par Georges Dumézil  – ACTUEL : Visions : Octobre 1990

L’hypothèse Gaïa

Selon Lynn Margulis, microbiologiste américaine : « La théorie de Gaïa nous oblige à penser comme une globalité les interactions entre les hommes, les végétaux, les animaux et la vie bactérienne. »

Lovelock_the_earth

La terre serait-elle capable de régler, par exemple, certains problèmes d’ajustement que les hommes ne sont pas près d’affronter eux-mêmes ?

Considéré comme le père de l’hypothèse Gaïa, James Lovelock, quant à lui, observe que dans l’histoire de Gaïa, aucun être vivant n’a longtemps dépassé les limites de sa niche écologique sans qu’un prédateur apparaisse et rétablisse l’équilibre.

Alors, à quel prédateur faut-il s’attendre ?

L’Hypothèse Gaïa

L’immensité intérieure

« Il nous faut retourner notre regard vers nous-même et voir à partir de quoi nous regardons. »  –Douglas Harding

Ernst Mach© Vue depuis l’œil gauche, dessin de Ernst Mach, 1886

« Mon attention prend la forme de cette double flèche pointant vers l’Objet qui est, et simultanément vers le sujet qui n’est pas. Par exemple, la disposition face à face conventionnelle est remplacée par la disposition Non-face à face. Vivre ainsi consciemment, plutôt qu’inconsciemment comme auparavant, change bien des choses. Cette vision bipolaire, appliquée dans toutes les circonstances de la vie, est vraiment utile. »  –Douglas Harding

No man’s land

Aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux à passer des heures et des heures dans un endroit singulier qui nous sert de bureau, sans y penser, sans le regarder.

Mais d’où vient le bureau ? Comment est-il né ? Comment évolue-t-il ?

Du bureau chez soi au bureau d’entreprise privée ou publique, de profession libérale ou d’écrivain ou encore bureau du pouvoir classique, à quelles visions du travail renvoie-t-il ? Comment est conçu son décor ?

Un no man’s lan

Élisabeth Pélegrin-Genel, architecte, urbaniste et psychologue du travail : « Le bureau serait un moule dans lequel on se coule, en oubliant tout le reste. Un no man’s land… »

L’étrange synchronisation

« Ce qui donne l’atmosphère intellectuelle de notre temps, c’est que nous sommes à une bifurcation, une période de transition. Tout le monde sent par exemple que l’Europe doit trouver de nouvelles voies. C’est très curieux : il y a comme une interconnexion entre les problèmes d’instabilité, de fluctuation et d’amplification que nous avons découverts en physique, et la période d’instabilité, de fluctuation et d’amplification que nous vivons. »

Prigogine

« Nous en arrivons peu à peu à une nouvelle conception du monde qui engage à la fois l’humain et le scientifique, et c’est au fond une surprise. »

« Un nouveau sentiment de responsabilité existe, de plus en plus de gens s’intéressent aux interactions de l’homme avec la nature, de l’homme avec l’homme. Nous avons, et beaucoup de gens le partagent, la vision d’une cohérence, d’une responsabilité planétaire. Je dirais presque : un nouveau panthéisme. Un sentiment d’appartenance au monde, une nouvelle mythologie : à la place d’une divinité extérieure au monde, une divinité qui émane du monde. Et ce sentiment joue un rôle important dans l’inconscient de chacun d’entre nous. »

Le chaos par Ilya Prigogine  – ACTUEL : Visions : Octobre 1990

Entre deux mondes

Quand on propose un grand nombre de remèdes pour guérir une maladie, ça signifie que la maladie est incurable. Je réfléchis, je me triture les méninges, je vois beaucoup de remèdes, vraiment beaucoup, et ça veut dire qu’au fond, je n’en vois aucun.

TCHEKHOV La Cerisaie, acte I.

Impression

MME RANIEVSKAÏA. – Abattre la cerisaie ! Pardon, mon cher, vous n’y entendez rien ! S’il y a dans toute notre province quelque chose d’intéressant, de remarquable, c’est notre cerisaie.

LOPAKHINE. – Il n’y a de remarquable dans votre cerisaie que son étendue ; il n’y a des cerises que tous les deux ans et alors même on n’en sait que faire ; personne ne veut les acheter.

GAÏEV. – Même dans le Dictionnaire encyclopédique, il est parlé de cette cerisaie !

LOPAKHINE, consultant sa montre. – Si nous ne trouvons rien, si nous ne nous arrêtons à rien, la cerisaie, et tout le bien, seront vendus aux enchères ; décidez donc ! Il n’y a aucune autre issue, je vous le jure. Aucune !

FIRS. – Dans le temps, il y a quarante ou cinquante ans, on faisait sécher les cerises ; on les conservait dans l’eau, dans le vinaigre ; on en faisait des confitures ; il arrivait…

GAÏEV. – Tais-toi, Firs.

FIRS. – Il arrivait qu’on envoie à Moscou et à Kharkov des charrettes entières de cerises sèches. Ça faisait de l’argent. Et les cerises, alors, étaient douces, juteuses, parfumées ; on savait la manière de les préparer.

MME RANIEVSKAÏA. – Et qui en a la recette aujourd’hui ?

FIRS. – On l’a oubliée ; personne ne la sait plus.

Anton Pavlovitch Tchekhov, La Cerisaie, 1904 – Traduction de Denis Roche

Ultime pièce du maître russe, matériau d’exception apte à toucher les âmes à chaque époque, La Cerisaie se déploie à la charnière de deux mondes, à un point de basculement vers une société régie par de nouvelles règles consacrant les logiques marchandes. Au cœur de désirs contradictoires, entre impuissance et passion, rêves secrets et désillusions, c’est la vie même qui révèle sa beauté tragique.

LA TERRASSE – FOCUS – LE PRINTEMPS DES COMÉDIENS –  N° 276

https://www.journal-laterrasse.fr/

https://ebooksgratuits.org/html/tchekhov_la_cerisaie.html