RETOUR VERS LE RÉEL

« SEUL LE CHOC AVEC LE RÉEL PEUT RÉVEILLER D’UN SOMMEIL DOGMATIQUE »

 

Professeur émérite au Collège de France, titulaire de la chaire « Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », le juriste Alain Supiot, auteur de très nombreux ouvrages, L’esprit de Philadelphie, La gouvernance par les nombres, Le travail n’est pas une marchandise ou La force d’une idée pour ne citer qu’eux, revient pour Alternatives Economiques sur les croyances et le programme néolibéral qui ont conduit au démantèlement méthodique des piliers de l’Etat social, dont on redécouvre soudainement l’utilité à la faveur de la crise sanitaire. Ce grand spécialiste du droit du travail, fondateur de l’Institut d’études avancées de Nantes, revient sur le rôle fondamental du droit et de sa capacité projective, alors que les interrogations essentielles sur la place de l’Etat et de la solidarité ainsi que sur le monde que l’on veut bâtir deviennent de nouveau audibles.

 

La pandémie de coronavirus jette une lumière crue sur la fragilité du système de santé et des soignants après des décennies de coupes budgétaires. Ironie de l’histoire, Emmanuel Macron renie sa propre politique et croyances affichées dans le marché, dans son discours du 12 mars. Quelle est votre analyse ?

Pour ma part, je ne parlerais pas de reniement, mais plutôt de choc de réalité. C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables. Ce choc de réalité n’est pas le premier. Déjà en 2008, la croyance en la toute puissance des calculs de risques s’était heurtée à la réalité des opérations financières, qui reposent toujours en dernière instance sur la confiance accordée à des personnes singulières. On ne renverse pas impunément l’ordre institutionnel, qui place le plan des calculs d’utilité sous l’égide d’une instance en charge de la part d’incalculable de la vie humaine.

Depuis les temps modernes, c’est l’Etat qui occupe cette position verticale et est garant de cette part d’incalculable, qu’il s’agisse de l’identité et la sécurité des personnes, de la succession des générations ou de la préservation de la paix civile et des milieux vitaux. Cette garantie est indispensable pour que puisse se déployer librement le plan horizontal des échanges entre les individus, et notamment les échanges marchands.

Or c’est le renversement de cet ordre juridique et institutionnel qui caractérise la pensée néolibérale. Reposant sur la foi en un « ordre spontané du marché », appelé à régir à l’échelle du globe, ce que Friedrich Hayek a nommé la « Grande société », le néolibéralisme place le droit et l’Etat eux-mêmes sous l’égide des calculs d’utilité économique, et promeut ainsi un monde plat, purgé de toute verticalité institutionnelle et de toute solidarité organisée. Nouvel avatar des expériences totalitaires du XXe siècle, la globalisation est un processus d’avènement d’un Marché total, qui réduit l’humanité à une poussière de particules contractantes mues par leur seul intérêt individuel, et les Etats à des instruments de mise en œuvre des « lois naturelles » révélées par la science économique, au premier rang desquelles l’appropriation privative de la terre et de ses ressources.

La dimension religieuse de cette croyance a été très tôt aperçue par Karl Polanyi, observant dès 1944 que « le processus que le mobile du gain a mis en branle ne peut se comparer pour ses effets qu’à la plus violente des explosions de ferveur religieuse qu’ait connue l’histoire ». Le propre de la ferveur religieuse est d’être imperméable aux critiques, aussi modérées et rationnelles soient-elles. Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique. La crise financière de 2008 aurait dû sonner ce réveil du songe néolibéral. Mais elle a très vite été retournée en un argument pour « passer à la vitesse supérieure ». Ce mot d’ordre fut celui de l’OCDE, intimant en 2010 de ne pas remettre en cause « les principes prônés depuis de longues années », mais bien au contraire d’intensifier les politiques visant à flexibiliser les marchés du travail, à « réaliser des gains d’efficience sur les dépenses, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé et d’éviter d’alourdir sensiblement les impôts ».

On s’est donc rendormi, mais d’un sommeil de plus en plus agité par l’évidence du caractère écologiquement et socialement insoutenable de la globalisation, par la migration de masses humaines chassées de chez elles par la misère, par la colère sourde des populations contre la montée des inégalités et la dégradation de leurs conditions de vie et de travail, colère éclatant à l’occasion en révoltes anomiques du type de celle des gilets jaunes. Ces tensions n’ont pas suffi à remettre en cause le programme néolibéral de démantèlement de l’Etat social. La rhétorique schizophrène du type « en même temps » ne suffisant pas à les calmer, elles nourrissent, partout dans le monde, la montée d’un néofascisme, fait d’ethno-nationalisme et d’obsessions identitaires, souvent pimenté de déni écologique.

Aujourd’hui comme en 2008, nous nous trouvons confrontés à des risques incalculables, qu’aucune compagnie d’assurance ne saurait garantir. Et aujourd’hui comme en 2008, comme dans toutes les crises majeures, on se tourne vers l’Etat pour les assumer. L’Etat, dont on attend qu’il use de tous les mécanismes de solidarité institués dans l’après-guerre – les services publics, la sécurité sociale, la protection des salariés – et si possible qu’il en invente de nouveaux.

On ne peut donc que se réjouir de voir le président de la République prendre conscience, je le cite : « Que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. » On ne peut que souscrire à son affirmation, selon laquelle une nation démocratique repose sur « des femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout, une communauté humaine qui tient par des valeurs : la solidarité, la fraternité ». On ne peut que saluer son hommage à « ces milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le soin, d’autre préoccupation que l’humain, notre bien-être, notre vie, tout simplement ». Hommage d’autant plus méritoire que tous ceux-là ne rêvent pas de devenir millionnaires et n’ont aucune place dans l’échafaudage mental du néolibéralisme.

Face au mouvement à l’œuvre de démantèlement de l’Etat social, quel est le devenir de la justice sociale et d’un travail non aliénant face au « marché total » ?

L’Etat social, dont on redécouvre les vertus à la faveur de l’épidémie actuelle, repose sur trois piliers qui ont en effet été méthodiquement sapés par quarante ans de politiques néolibérales (1). Le premier de ces piliers est le droit du travail, né au XIXe siècle avec les premières lois visant, déjà, à faire face aux effets mortifères de l’essor du capitalisme industriel sur la santé physique des populations européennes. L’exploitation sans limite du travail humain finissait par menacer les ressources physiques de la nation, justifiant l’intervention du législateur pour limiter la durée du travail des enfants, en France par la loi du 22 mars 1841, puis des femmes avec la loi du 2 novembre 1892. Dès ces premières lois, le droit du travail, en insérant un statut protecteur dans tout contrat de travail, obligeait ainsi à prendre en considération, au-delà du temps court des échanges sur le marché du travail, le temps long de la vie humaine et de la succession des générations.

Le deuxième pilier est la Sécurité sociale, dont l’invention a répondu à la même nécessité de protéger la vie humaine des effets délétères de sa soumission à la sphère marchande. La première pierre en fut l’adoption dans tous les pays industriels de lois (en France celle de 1898) assurant la réparation des accidents du travail. En rendant les entreprises responsables des dommages engendrés par leur activité économique, ces lois ont ouvert la voie à l’idée de solidarité face aux risques de l’existence. Cette idée n’a cessé de s’affirmer par la suite, donnant naissance aux premières assurances sociales, puis à l’invention de la Sécurité sociale. Aux termes (toujours en vigueur) du premier article du Code de la sécurité sociale, celle-ci « est fondée sur le principe de solidarité nationale », ce qui la distingue aussi bien de la charité publique (aide ou protection sociale) que des assurances privées. Héritage de la tradition mutuelliste, la marque propre du modèle français de sécurité sociale établi en 1945, a été son autonomie vis-à-vis de l’Etat, qui en est le garant et non pas le gérant.

Enfin, le troisième pilier de l’Etat social est la notion de service public, selon laquelle un certain nombre de biens et de services, santé, enseignement, poste, énergie, transports… doivent être mis à disposition de l’ensemble des citoyens dans des conditions d’égalité, de continuité et d’accessibilité.

Quelle est leur base juridique constitutionnelle ?

En France, ces piliers ont été dotés d’une base juridique constitutionnelle à la fin de la Seconde Guerre mondiale et c’est pourquoi, contrairement par exemple aux réformes du New Deal américain, aucun d’eux n’a pu à ce jour être renversé (2). Mais conformément au mot d’ordre néolibéral appelant à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », chacun d’eux a fait l’objet d’un travail de sape, qui s’est beaucoup accéléré sous la présidence d’Emmanuel Macron.

Le droit du travail a été affaibli à la fois dans sa structure, par le recul de l’ordre public social au profit de la négociation d’entreprise, et dans son périmètre, par « l’ubérisation » à laquelle la Cour de cassation vient de mettre un salutaire coup d’arrêt, qui vise à en réduire le champ d’application. Il en est allé de même des services publics, dont on a réduit le périmètre par la privatisation ou la mise en concurrence de nombre d’entre eux et dont on a affaibli la structure en prétendant les gérer « comme des entreprises » et les piloter par indicateurs, avec les effets dévastateurs que l’on sait, de désertification de la France dite périphérique ou de détraquement de l’hôpital public.

Ce double mouvement est aussi à l’œuvre en matière de sécurité sociale. L’échec à la fin des années 1990 de projets visant à ouvrir aux assurances privées et aux fonds de pension le « marché » très lucratif de la couverture des risques santé et vieillesse a conduit à adopter ce que Didier Tabuteau a nommé la « technique du salami ». C’est-à-dire la privatisation en fines tranches de ses parties les plus lucratives, tels que le « petit risque » en matière de santé, ou la couverture des risques chômage, famille et aujourd’hui vieillesse pour les titulaires des revenus les plus élevés. Cette réduction de périmètre s’est aussi conjuguée à une réforme de structure, moins souvent observée, consistant en une étatisation de la Sécurité sociale, et d’abord de ses ressources, dont le gouvernement dispose désormais comme bon lui semble, en lui faisant supporter les allègements de charge qu’il décide à des fins politiques.

Quel est le poids du droit européen dans ce démantèlement ?

Le droit européen est devenu un instrument de mise en conformité des législations nationales aux doctrines néolibérales, qui voient dans l’Etat social, non pas une condition de bon fonctionnement, mais au contraire une entrave à l’ordre du marché et aux libertés économiques. Ainsi que l’a observé Fritz Scharpf dès la fin du XXe siècle, le droit de l’Union est ainsi capable d’éroder les systèmes de solidarité édifiés démocratiquement au plan national, mais incapable de leur substituer des solidarités européennes. Les réponses purement nationales à l’actuelle pandémie sont une manifestation de plus de cette incapacité, déjà évidente lors des crises financières, monétaires et migratoires qui ont émaillé ces dix dernières années. La seule solidarité qu’ait réussi à organiser l’UE est celle des contribuables pour sauver les banques de la faillite.

Loin de l’Europe des patries voulue par De Gaulle, ou de l’union politique que Jean Monnet et Robert Schuman pensaient pouvoir instaurer par le détour du Marché commun, l’Union européenne a réalisé le rêve néolibéral décrit dès 1939 par Friedrich Hayek, d’une fédération d’Etats, capable de faire régner la concurrence libre et non faussée, car placée à l’abri des revendications démocratiques de justice sociale et de solidarité. On peut douter toutefois de la viabilité à long terme de cette créature institutionnelle sans tête politique et sans base démocratique.

Vous écrivez que l’on est passé d’un régime de droit à un régime de « gouvernance par les nombres » (3). De quelle façon ?

Selon le libéralisme classique, les forces du marché s’exercent dans des cadres constitutionnels et juridiques nationaux, qui les canalisent et les domestiquent. Le néolibéralisme a ceci de nouveau qu’il place le droit lui-même sous l’égide de calculs d’utilité économiques.Tel est l’objet de la théorie Law and Economics, aujourd’hui professée dans les meilleures universités américaines et européennes, et dont le père Richard Posner a pu logiquement affirmer que « si les enjeux sont assez élevés, il est permis de torturer ». En effet, si tout est affaire de calcul d’utilité et de proportionnalité, aucun principe juridique n’est intangible, pas même celui d’égale dignité des êtres humains. Après avoir été propagée dans les universités les plus prestigieuses, cette théorie a été largement mise en œuvre par la Cour de justice de l’Union européenne et a influencé la jurisprudence de nos plus hautes juridictions.

Cette soumission de la loi aux calculs d’utilité éclaire une autre différence importante du néolibéralisme par rapport au libéralisme qui consiste, non à interdire, mais à privatiser certains systèmes de mutualisation édifiés par l’Etat social. Telle a été par exemple la feuille de route adressée par la Banque mondiale aux Etats en matière de retraites. Dans son rapport de 1994, intitulé Averting the old age crisis, elle les a incités à réduire d’une part les retraites par répartition au profit des retraites par capitalisation, et d’autre part les pensions à prestations définies au profit de pensions à cotisations définies.

Ce double mouvement devait permettre, et il a permis dans les pays qui ont suivi ces consignes, une montée en puissance des fonds de pension qui sont devenus des acteurs majeurs des marchés financiers, avec pour les retraités les conséquences catastrophiques que l’on sait lorsque, comme aujourd’hui, les cours de Bourse s’effondrent. En France, la loi Thomas, adoptée en 1997, fut une première tentative de mise en œuvre de ces directives de la Banque mondiale. Ce fut un échec en raison de l’attachement de la population au système hérité de 1945. D’où la nouvelle tentative du gouvernement actuel et les oppositions qu’elle suscite de la part de salariés, dont cette réforme ignore la diversité de leurs conditions de travail et qu’elle prive de toute certitude sur le montant futur de leurs pensions.

Face à l’urgence démocratique, quelle est la capacité de résistance de la forme juridique ?

Vous avez raison de parler de résistance. La constitutionnalisation des droits sociaux a permis de maintenir en France un Etat social, qui a été facilement balayé dans les pays où il n’avait pas de base juridique solide. Le droit joue alors comme une ancre flottante, qui peut freiner sans les empêcher les changements de cap politique. Mais sa fonction n’est pas seulement passive, car il a aussi une force d’entraînement. C’est ce que montre justement l’adoption en 1946 du préambule de la Constitution, qui a été le fruit des réflexions engagées dans la Résistance.

Proclamer l’égalité des hommes et des femmes, la participation des travailleurs à la gestion des entreprises ou la protection de la santé n’était pas en retard, mais bien plutôt en avance sur les faits, et le demeure. Dans des moments de péril, du type de ceux que nous traversons, il y a et il y aura toujours des hommes et des femmes qui, au lieu de se croire les jouets de forces immanentes, s’interrogeront, à la lumière des expériences historiques, sur les causes de leurs maux et sur le monde qu’ils veulent bâtir ensemble. Et la réponse à cette question prend nécessairement la forme juridique d’un monde tel qu’il devrait être.

De ce point de vue, le mythe d’une croissance indéfinie, qui a nourri l’Etat social, a émoussé notre capacité de poser ces questions essentielles. Depuis le New Deal et les Trente Glorieuses, on a cru qu’une augmentation continue des richesses permettait de faire l’économie de la question de la justice, à un moment et dans une société historique donnée. C’est l’une des ambivalences de la quatrième liberté proclamé par Roosevelt, le Freedom from want, qui dans la perspective keynésienne pouvait s’entendre à la fois comme libération du besoin et libération de la demande sur les marchés.

L’Etat social a ainsi transposé au niveau collectif la structure de l’emploi salarié : « Tu te soumets, mais en contrepartie je te promets un enrichissement et des conditions matérielles qui vont s’améliorer ». La question du sens et du contenu du travail a ainsi été évincée au profit des seules considérations de rendement et d’efficacité à court terme. Or cette éviction n’est plus tenable face à la montée des périls écologiques et sanitaires, qui sont du reste étroitement liés (4).

Nous sommes toujours sur cette pente lourde d’un pilotage des sociétés à partir d’indicateurs économiques, lesquels sont de plus en plus déconnectés des réalités vécues par les gens, qui prennent conscience du caractère insoutenable de ce modèle de croissance. D’où cette schizophrénie latente du discours politique, dont le « en même temps » est en France le symptôme: « Si vous voulez du travail, il y en a à 200 kilomètres d’ici, mais surtout ne dépensez pas de gasoil ! ». A l’échelle internationale, le système multilatéral est frappé de la même schizophrénie, dont témoigne l’oxymore d’un « développement durable », décliné sous forme de batterie d’objectifs et d’indicateurs qui visent à gérer la planète comme une entreprise.

Quelles sources d’espoir voyez-vous ?

La crise sanitaire sans précédent que nous traversons peut conduire au meilleur comme au pire. Le pire ce serait qu’elle nourrisse les tendances déjà lourdes aux repliements identitaires et conduise à transporter à l’échelon collectif des nations, ou des appartenances communautaires, la guerre de tous contre tous que le néolibéralisme a promue à l’échelon individuel. Le meilleur ce serait que cette crise ouvre, à rebours de la globalisation, la voie d’une véritable mondialisation, c’est-à-dire au sens étymologique de ce mot : à un monde humainement vivable, qui tienne compte de l’interdépendance des nations, tout en étant respectueux de leur souveraineté et de leur diversité (5).

Ainsi entendue, la mondialisation est un chemin qui reste à tracer entre les impasses de la globalisation néolibérale et celles d’un repli sur soi, que l’interdépendance technologique et écologique des peuples rend illusoire. Cette perspective de la mondialisation correspond à ce que dans un texte de 1920, récemment exhumé par Bernard Stiegler, Marcel Mauss a nommé « l’internation ». La diversité des nations, des langues et des cultures n’est pas un obstacle, mais bien au contraire le premier atout dont dispose l’espèce humaine à l’heure de l’anthropocène.

Mais cet atout suppose pour être joué l’établissement d’une certaine solidarité entre les nations. Telle devrait être le rôle d’une Union européenne repensée et refondée. Telle était la mission assignée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale à des institutions telles que l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Unesco ou l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Marginalisées par les organisations économiques – Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale ou Organisation mondiale du commerce (OMC) –, elles mériteraient elles aussi d’être profondément réformées et armées juridiquement pour être à la hauteur de leur mission.

Mais il faut bien admettre que cet espoir est suspendu à la capacité des « élites » politiques, économiques et intellectuelles de se remettre en question, de faire retour sur elles-mêmes lorsqu’elles ont engagé leurs semblables dans une voie qui se révèle mortifère. Or cette capacité ne se manifeste guère que face à la catastrophe.

Puisque l’heure est aux lectures à la maison, je conseillerai donc celle de La Grande implosion, conte philosophique publié par Pierre Thuillier en 1995. Il nous transporte après l’effondrement de l’ordre mondial, survenu à une date et pour une cause indéterminée, peut-être était-ce une pandémie… ? Une commission d’enquête est nommée avec mission de comprendre pourquoi, alors que tout avait été dit et prédit sur les impasses de la course folle où l’Occident avait engagé le monde, aucun compte n’avait été tenu de ces multiples avertissements. Le brave professeur Dupin, qui préside cette commission, n’a de cesse de s’étonner de cet aveuglement et aussi qu’on ait pu oublier à ce point l’importance de la poésie dans la vie humaine. Espérons donc voir nommer une commission de ce genre une fois jugulée la pandémie actuelle.

1. « La force d’une idée », LLL, 2019

2. « L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au Marché total », Le Seuil, 2010.

3. « La Gouvernance par les nombres », Fayard, 2015.

4. « Le travail n’est pas une marchandise. Contenus et sens du travail au XXIe siècle », Paris, Editions du Collège de France, 2019.

5. « Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil », Paris, Editions du Collège de France, 2019.

ALAIN SUPIOT

Propos recueillis par Catherine André / Alternatives Economiques / Mai 2020

D’où nous viendra le secours ?

La sortie du capitalisme a déjà commencé

par André Gorz

 

La question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital.

La crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement techno-scientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire. J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous l’angle macro-économique [1], ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et la gestion des entreprises [2].

[1]

L’informatisation et la robotisation ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus la valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer. Le système évolue vers une limite interne où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de 631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France, l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand leurs bénéfices explosent.
La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers. La masse de capital que l’industrie financière draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars, soit trois à quatre fois le PIB mondial). La « valeur » de ce capital est purement fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le « good will », c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, la hausse future des prix de l’immobilier, les gains que pourront dégager les restructurations, fusions, concentrations, etc. Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.
La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une « croissance économique » qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance chinoise). L’économie réelle devient un appendice des bulles spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment, inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure depuis bientôt quinze ans).
On a beau accuser le spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire.

La « restructuration écologique » ne peut qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer.

La forme barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d’Afrique, dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d’êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des récits d’anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire « changement de mentalité », mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l’imagination. Envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour « irréaliste », comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.

[2]

Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.

Dans un premier temps, l’informatisation a eu pour but de réduire les coûts de production. Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du possible, soustraire celles-ci aux lois du marché. Cette soustraction consiste à conférer aux marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles elles paraissent sans équivalent et cessent par conséquent d’apparaître comme de simples marchandises.
La valeur commerciale (le prix) des produits devait donc dépendre davantage de leurs qualités immatérielles non mesurables que de leur utilité (valeur d’usage) substantielle. Ces qualités immatérielles – le style, la nouveauté le prestige de la marque, le rareté ou « exclusivité » – devaient conférer aux produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art : celles-ci ont une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant d’établir entre elles un rapport d’équivalence ou « juste prix ». Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur prix dépend de leur rareté, de la réputation du créateur, du désir de l’acheteur éventuel. Les qualités immatérielles incomparables procurent à la firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté, d’exclusivité. Cette rente masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence. Du point de vue économique, l’innovation ne crée donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté source de rente et d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents. La part de la rente dans le prix d’une marchandise peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables, disques, jeans etc.
Or la rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la masse totale de la valeur au profit des entreprises rentières et aux dépens des autres ; elle n’augmente pas cette masse (1).
Lorsque l’accroissement de la rente devient le but déterminant de la politique des firmes – plus important que le profit qui, lui, se heurte à la limite interne indiquée plus haut – la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur capacité et rapidité d’innovation. C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles cherchent donc à se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles ou styles, par l’originalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de marketing, par la « personnalisation » des produits. L’accélération de l’obsolescence, qui va de pair avec la diminution de la durabilité des produits et de la possibilité de les réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des ventes. Elle oblige les firmes à inventer continuellement des besoins et des désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur symbolique, sociale, érotique, à diffuser une « culture de la consommation » qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la « socialisation antisociale ».
Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des individus ; à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant – de ce que Jacques Delors appelait une « abondance frugale ». De toute évidence, la rupture avec la tendance au « produire plus, consommer plus » et la redéfinition autonome d’un modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ; où tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de l’autoproduction pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement archaïque – à tort.
Et pourtant : la « dictature sur les besoins » perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les consommateurs devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le marketing et la publicité. La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en raison du poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.
Il n’était pas difficile de privatiser et de monopoliser des contenus immatériels aussi longtemps que connaissances, idées, concepts mis en oeuvre dans la production et dans la conception des marchandises étaient définis en fonction de machines et d’articles dans lesquels ils étaient incorporés en vue d’un usage précis. Machines et articles pouvaient être brevetés et la position de monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de concepts était rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des objets qui les matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.
Mais tout change quand les contenus immatériels ne sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes qui les détiennent ; quand ils accèdent à une existence indépendante de toute utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels, d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime. Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le domaine public comme bien commun gratuit – à moins qu’on ne réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités auxquels il se prête.
Le problème auquel se heurte « l’économie de la connaissance » provient du fait que la dimension immatérielle dont dépend la rentabilité des marchandises n’est pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci ; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent devenir une vraie marchandise. Elle peut seulement être déguisée en propriété privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices juridiques ou techniques (codes d’accès secrets). Ce déguisement ne change cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi déguisé : il reste une non-marchandise non vendable dont l’accès et l’usage libres sont interdits parce qu’ils demeurent toujours possibles, parce que le guettent les « copies illicites », les « imitations », les usages interdits. Le soi-disant propriétaire lui-même ne peut les vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un autre, comme il le ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre qu’un droit d’accès ou d’usage « sous licence ».
L’économie de la connaissance se donne ainsi pour base une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité s’étend irrésistiblement. L’informatique et internet minent le règne de la marchandise à sa base. Tout ce qui est traduisible en langage numérique et reproductible, communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et utilisable par tous. N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur des contenus immatériels comme le design, les plans de construction ou de montage, les formules et équations chimiques ; inventer ses propres styles et formes ; imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux. Plus de 200 millions de références sont actuellement accessibles sous licence « créative commons ». Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise 15 nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine et les diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004 étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels d’autoproduction pour l’auto approvisionnement.

Claudio Prado, qui dirige le département de la culture numérique au ministère de la Culture du Brésil, disait récemment : « L’emploi est une espèce en voie d’extinction… Nous comptons sauter cette phase merdique du 20è siècle pour passer directement du 19è au 21è siècle ». L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été officiellement soutenue : il s’agit de favoriser « l’appropriation des technologies par les usagers dans un but de transformation sociale ». La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction de moyens de production. J’y reviendrai encore.
Ce qui importe pour le moment, c’est que la principale force productive et la principale source de rentes tombent progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à s’émanciper de l’offre marchande. Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les « logiciels propriétaires » et les « logiciels libres » (libre, « free », est aussi l’équivalent anglais de « gratuit ») a été Le coup d’envoi du conflit central de l’époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation de richesses premières – la terre, les semences, le génome, les biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société. De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou barbare que prendra la sortie du capitalisme.
Cette sortie implique nécessairement que nous nous émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son monopole des moyens de production. Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction. L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie à mener. Cette période tire à sa fin. Les moyens d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement obsolète. Claudio Prado invoque « l’appropriation des technologies » parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est appropriable par tous. Parce que, comme le demandait Ivan Illich, « chacun peut [l’]utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire… sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le liberté d’autrui d’en faire autant » ; et parce que cet usage (il s’agit de la définition illichienne des outils conviviaux) « stimule l’accomplissement personnel » et élargit l’autonomie de tous. La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang « les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ».
Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à, l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.
Deux circonstances plaident en faveur de ce type de développement. La première est qu’il existe beaucoup plus de compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de rentabilité. La seconde est que « l’emploi est une espèce en voie d’extinction ».
Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur township d’origine.

André Gorz

DORMIRA JAMAIS 10

 

 

(1) La valeur travail est une idée d’Adam Smith qui voyait dans le travail la substance commune de toutes les marchandises et pensait que celles-ci s’échangeaient en proportion de la quantité de travail qu’elles contenaient.
La valeur travail n’a rien à voir avec ce qu’on entend par là aujourd’hui et qui (chez Dominique Méda entre autres) devrait être désigné comme travail valeur (valeur morale, sociale, idéologique etc.)
Marx a affiné et retravaillé la théorie d’A. Smith. En simplifiant à l’extrême, on peut résumer la notion économique en disant : Une entreprise crée de la valeur dans la mesure où elle produit une marchandise vendable avec du travail pour la rémunération duquel elle met en circulation (crée, distribue,) du pouvoir d’achat.
Si son activité n’augmente pas la quantité d’argent en circulation elle ne crée pas de valeur. Si son activité détruit de l’emploi elle détruit de la valeur. La rente de monopole consomme de la valeur crée par ailleurs et se l’approprie.

 

Ce texte qu’André Gorz a terminé d’écrire le 17/09/2007 est une version revue et approfondie de celui écrit pour le manifeste d’Utopia. Rebaptisé pour le dossier N°28 de la revue Eco Rev’ Le travail dans la sortie du capitalisme, il a depuis été publié dans son livre posthume Ecologica sous le titre La sortie du capitalisme a déjà commencé.

« Soigner avec les yeux »

On raconte qu’au deuxième siècle de notre ère vivait en Galilée un homme nommé Rabbi Shimon Bar-Yoh’ai. Cet homme érudit vécut un jour une crise profonde, non pas sanitaire mais personnelle. Accusé par les autorités romaines d’être une menace pour l’empire, il fut condamné à mort et se réfugia dans une grotte de Galilée. Là, il vécut douze années entières, sans aucun contact avec le monde extérieur, confiné pour échapper à la mort et entièrement immergé dans l’étude de la Thora.

Douze ans plus tard (de quoi nous plaignons-nous ?), la voix d’un prophète lui annonça qu’il pouvait enfin sortir. L’homme se « déconfina », plein de sagesse et d’espoir. Mais en constatant qu’au dehors, le monde vaquait à ses occupations profanes et délaissait l’étude, il fut pris de colère. Selon la légende, partout où ses yeux se posaient, le monde prenait feu. Une voix céleste lui hurla alors : « Si tu es sorti de ta grotte pour détruire mon univers, retournes-y immédiatement. » Ainsi, connut-il une seconde vague de confinement, avant d’être autorisé à revenir au monde. Un an plus tard, Rabbi Shimon apprit à poser sur le monde un regard apaisé, et selon la légende, à « soigner avec les yeux ».

Cette très vieille histoire talmudique m’obsède depuis des semaines. Constamment, je me demande quels « déconfinés » nous saurons être à la sortie de nos grottes ? Ces semaines passées hors du monde, dans un monologue forcé avec nos certitudes, a sans doute renforcé chez beaucoup d’entre nous, des convictions existantes, conforté des « Thoras » personnelles en nous convaincant que nos grilles de lecture du monde étaient les bonnes.

Tendez l’oreille et vous l’entendrez : tant de gens autour de nous interprètent la crise dans le sens d’un « on vous l’avait bien dit ! » idéologique (sur le capitalisme, l’environnement, l’économie, la politique ou la religion…) Nos doutes risquent de rester bien longtemps confinés.

Comment, dès lors, nous assurer que notre retour au monde ne rendra pas nos regards incandescents, ne nous fera pas jeter au dehors un œil destructeur, empli de mépris pour ceux qui vivent autrement et ne partagent pas notre « vérité » et nos interprétations ?

Comment saurons-nous ne pas haïr ceux qui nous menacent de contamination ?

Aurons-nous besoin comme Rabbi Shimon d’un retour temporaire à l’intérieur de nos grottes pour développer un autre regard et apprendre nous aussi à « soigner avec nos yeux » ?

Par Delphine Horvilleur (Rabbin), publié dans L’OBS le 10 mai 2020.

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