De quel côté sommes-nous ?

Une légende chinoise, je crois. Elle relate qu’autrefois notre monde et celui des miroirs — entre lesquels on pouvait aller librement — vivaient en parfaite intelligence. Aussi différents l’un de l’autre que deux univers peuvent l’être et sans que l’un soit alors aucunement le reflet de l’autre. Jusqu’à ce que le peuple des miroirs entreprenne d’envahir le nôtre et que s’ensuive une longue et terrible guerre où notre camp fut finalement victorieux. L’invasion repoussée et l’agresseur refoulé dans son domaine. C’est alors que, afin d’obstruer le passage entre les deux mondes et d’interdire qu’un nouvel affrontement ait lieu, on avait érigé partout les impénétrables parois de métal ou de verre auxquelles on donne désormais le nom de miroirs. Un charme puissant avait été jeté par les vainqueurs sur les vaincus afin de forcer les seconds à adopter l’apparence des premiers et à imiter servilement chacun de leurs gestes. […]

ZARDOZ

La légende racontait enfin qu’un jour viendrait pour le peuple des miroirs de sa revanche. À quelques indices infimes s’annoncerait le moment de la révolte des reflets, ceux-ci s’émancipant lentement de leur servitude, se refusant d’abord une première fois à obéir aux ordres, puis une deuxième, cessant ensuite complètement d’imiter leur modèle, puis brisant les parois transparentes de leur prison pour reprendre possession de l’univers. Mais d’abord, dans l’épaisseur de la glace, apparaîtrait le signe précurseur d’une très discrète anomalie : une onde minuscule se mettant à vibrer, une ride troublant la surface, d’une couleur inconnue, s’élargissant pour qu’y surgisse la première des créatures de l’autre monde, de nouveau libre, à l’avant-garde de toutes les autres prêtes à sa suite à investir le visible, à envahir l’univers.

– Le chat de Schrödinger romanPhilippe Forest, Gallimard.