Aquarius

« On ne devrait s’aimer que sur un navire, un radeau, on le laisse aller, une fois tout fini, et tout le reste du monde est sauf. »

( Jean Giraudoux, Suzanne et le pacifique)

Aquarius (2022) – Huile sur papier (64x45cm)

« Métaphore de la solitude et de l’isolement, mais de la solitude et de la réclusion choisie, comme tentative de se parler à soi-même, l’île, comme l’écriture qu’elle abrite souvent, figure en littérature, le lieu clos des récits de l’enfermement. Elle s’offre à la méditation sur le deuil, l’exil et l’innocence perdue. Entre le pôle insula et le pôle isola, les îles hébergent toutes sortes de songes allant de l’amour exclusif, au rêve du retour à l’Eden et à une nature idyllique ou encore à une monastique saison du ressourcement où s’arrêterait le temps.

[…]

Le désir de fusion ou de confusion dans le corps maternel, comme lieu de l’origine, constitue un ancrage pour l’écriture, pour le travail artistique en général pour le travail psychanalytique en particulier. La présence d’une île donne un berceau à la création, création artistique ou création des enveloppes du moi qui lui permettront de quitter l’île et de voguer vers le vaste monde. »

Martine Vautherin-Estrade, psychanalyste : http://www.martine-estrade-literarygarden.com/psychanalyse-art/psychanalyse-art-metaphore-ile.php

Le piège

« L’histoire de l’humanité devient de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. »

Herbert George Wells

La machine à explorer le temps (2010) – Technique mixte sur feuille Imagine 350g – 70x100cm

« Je m’attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve de l’intelligence humaine. Elle s’était suicidée ; elle s’était fermement mise en route vers le confort et le bien-être, vers une société équilibrée, avec sécurité et stabilité comme mots d’ordre ; elle avait atteint son but, pour en arriver finalement à cela. Un jour, la vie et la propriété avait dû atteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré de son opulence et de son bien-être ; le travailleur, de sa vie et de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n’y avait eu aucun problème inutile, aucune question qui n’eût été résolue. Et une grande quiétude s’était ensuivie.

« C’est une loi naturelle trop négligée : la versatilité intellectuelle est le revers de la disparition du danger et de l’inquiétude. Un animal en harmonie parfaite avec son milieu est un pur mécanisme. La nature ne fait jamais appel à l’intelligence que si l’habitude et l’instinct sont insuffisants. Il n’y a pas d’intelligence là où il n’y a ni changement, ni besoin de changement. Seuls ont part à l’intelligence les animaux qui ont à affronter une grande variété de besoins et de dangers. »

La machine à explorer le temps de Herbert George Wells

La superposition

Cormac McCarthy nous livre deux œuvres Méridien de sang (1985) et La route (2006) qui se répondent, en écho l’un à l’autre. L’un met en scène des barbares dans une réécriture de l’histoire du continent, donnant lieu à multiples massacres, et l’autre nous montre la fin de ce même non-lieu qu’est les États-Unis, alors qu’un homme et son fils, des victimes, se sauvent justement de ces actes de barbarie, essayant de rejoindre une communauté espérée. Les deux œuvres nous montrent deux quêtes du Sud, mais dans deux expressions de la chasse à l’homme: les victimes et les bourreaux; les Américains qui tuent tout sur leur passage, en tendant de se soustraire à toute éthique, toutes lois, se dégageant de l’ordre établi au Nord-Est d’un côté et les victimes père et fils qui tentent seulement de survivre sans se faire manger par les «sectes sanguinaires». Cette superposition des deux œuvres recrée ainsi le même cycle que celui explicité par Sosfky: « la violence crée le chaos et l’ordre crée la violence ». Cette dialectique tend à prouver que la violence s’engendre elle-même sans possibilités de l’exclure, toujours intrinsèquement liée à l’ordre, comme la fuite et la chasse le sont, l’une provoquant l’autre. Cormac McCarthy nous livre donc deux œuvres d’une grande beauté à travers une poétique de la dévastation et de la violence, tant sur le plan formel que dans leurs sujets.

Méridien de sang et la route (2019) – Encres sur carton gris – 80x60cm

Wolfgang Sosfky nous déploie dans son Traité sur la violence (1996) l’ampleur de la dynamique que la violence prend. D’abord, il nous introduit par un mythe des origines de la violence: les hommes, étant tous égaux, avaient peur les uns des autres. Ils arrivèrent donc à signer un contrat social, qui les contraignait au bien commun et qui les protégeait. Ce bien commun fut encadré par différentes lois et par différentes personnes qui se voyaient confier une tâche plus importante. Mais, les contraintes qui sévissaient finirent par agresser les gens, jusqu’à ce qu’un jour, ils se rebellent et brisent l’ordre établi. « À l’état de nature succèdent la domination, la torture et la persécution; l’ordre débouche sur la révolte et le massacre collectif ». Dans Méridien de sang, c’est plus précisément la problématique des chasseurs d’hommes et de massacres qui est mise de l’avant par les personnages qui sont des êtres froids sur qui toutes lois semblent imperméables, n’obéissant qu’à leur instinct qui les guident vers les tueries, vers ses «massacres collectifs», car « C’est l’expérience de la violence qui réunit les hommes ». […]

En effet, les meutes d’hommes décrites par Sofsky ont plusieurs objectifs, dont ultimement celui de chasser l’homme pour le manger. « La lutte pour la survie est inévitable. Ce qui caractérise l’absence de loi, ce n’est pas que chacun pratique constamment la violence, c’est qu’à chaque instant il puisse frapper, avec ou sans fin précise. » Donc, il s’agit de la peur permanente d’un possible bain de sang, d’une totale absence de confiance en l’être humain autre que soi. Cette peur de son prochain est aussi reliée à l’état de fuite permanent  dans lequel les personnages sont inscrits. Ils sont alors dénaturés puisque sans racines, sans liens de filiation quelconque: l’homme en fuite, poursuivi « ne perd pas que son environnement habituel, il perd aussi son lieu propre, le théâtre de son histoire personnelle et la culture matérielle qui en constituait le décor. Si jamais la fuite réussit et qu’il atteint quelque part un lieu sûr, c’est inévitablement un homme qui repartira de zéro. » Dans le cas qui nous intéresse, cet état perpétuel de fuite pourrait couper le personnage de toutes filiations.

Or, la relation à son fils est à la fois ce qui le pousse à continuer. La figure du fils est alors son passé et son avenir, mais aussi, ce qui le ramène à une humanité, le retient de toute violence. Le contrat social du mythe de Sofsky est exactement cette filiation: il s’agit d’un simple consensus entre le père et le fils qui délimite ce qu’il reste d’humain, de civilisé en eux : « Mais on ne mangerait personne? /Non. Personne. / Quoi qu’il arrive. / Jamais. Quoi qu’il arrive. / Parce qu’on est des gentils. / Oui. / Et qu’on porte le feu. / Et qu’on porte le feu. Oui. / D’accord. » Nous voyons ici le désir de prolonger un héritage, alors qu’il pourrait être facile de croire que dans un tel espace-temps, seule la barbarie peut exister. Néanmoins, la vie n’est pas possible, il s’agit avant tout de survie. Nous sommes en présence de personnage quasi mort-vivant. La destruction du monde dans La route semble être une réponse à la déchéance de Méridien de sang, car « Le massacre laisse des ruines, des cendres, des morts. Il détruit la vie, l’ordre, les choses de la culture ». C’est précisément dans ce décor que le père et son fils évoluent : « À flanc de collines d’anciennes cultures couchées et mortes. »  Or, la question venait déjà dans Méridien de sang : « Le vent salé du désert rongerait leurs ruines et il n’y aurait rien, ni fantômes ni scribe pour dire au voyageur sur son passage que des humains avaient vécu ici et comment ils y étaient morts. » Cette destruction totale du monde vient répondre au rêve de Holden, dans Méridien de sang qui dessine et annote afin « d’effacer toutes ces choses de la mémoire des hommes ». Alors, les pensées de père dans La route surviennent en écho : « Le nom des choses suivant lentement ces choses dans l’oubli. Les couleurs. Le nom des oiseaux. Les choses à manger. » Cela suppose un réel intertexte, puisque les textes se répondent.

MÉRIDIEN DE SANG ET LA ROUTE, SYMPTÔME D’UNE PERTE D’HUMANITÉ,

par Lauriane Lafortune (extraits)

Comme dans un miroir

«  Dans la nature, tout a toujours une raison. Si tu comprends cette raison, tu n’as plus besoin de l’expérience. »

Léonard de Vinci

Le Rouge et le Noir reste à ce jour l’un des titres les plus énigmatiques de l’Histoire de la Littérature, sur lequel Stendhal n’a jamais voulu donner d’explication. Pourtant, il proposa dans son roman cette définition : « Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »

Basic & Rabbit au musée. (28-11-2020)

À travers la métaphore assimilant le roman à un miroir, Stendhal lance donc un défi implicite aux historiens du futur : comment à la fois faire « apparaître », « disparaître » et « conserver » dans un récit romanesque, la parole des hommes du passé à travers leur isolement individuel et leurs tentatives collectives, sans jamais décrocher de la réalité globale politique, économique et sociale en constante évolution « la vérité, l’âpre vérité » de la perspective temporelle 1 ?

1. La perspective temporelle, un concept introduit par le psychologue américain Philip G. Zimbardo, englobe l’orientation dans le temps (l’importance accordée au passé, présent, futur) et l’attitude (positive, négative, fataliste, hédonique) par rapport au temps passé, présent et futur.

Anne-Marie Meininger : « Ce titre a suscité tant d’interprétations, donne tant de sens au roman, qu’il paraît préférable de connaître plutôt l’explication de Stendhal lui-même, rapportée par Émile Forgues dans Le National du 1er avril 1842 : « Le Rouge signifie que, venu plus tôt, Julien (le héros du livre) eût été soldat ; mais à l’époque où il vécut, il fut forcé de prendre la soutane, de là le Noir. » Il semble que le nouveau titre écarte Julien de son simple destin individuel et en marque le fond politique, avec surtout le grand vol noir des soutanes, la puissante nuisance de la Congrégation. Après tout, c’est à cause de la lettre d’un prêtre que Julien finira guillotiné. »

Mimèsis

Notre époque peut facilement se résumer par les premières lignes magistrales d’un célèbre roman de Charles Dickens « A Tale of Two Cities », en français « Le Conte de deux cités » :

« C’était la meilleure des époques, mais aussi la pire. Le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer. »

Le point de départ (2020) – Technique mixte sur papier – 50x40cm

La ressemblance avec notre propre époque bruyante – ici, et maintenant – est trop évidente pour qu’on la rate. La farce bruyante qui passe pour un « débat » télévisé est une illustration éloquente de notre situation, dans laquelle nous sommes en proie à des oppositions appariées, le bien contre le mal, le monstre contre le saint, le nationalisme contre la sédition, le noir contre le blanc. Les deux pôles de ces complémentarités dichotomiques s’accrochent si fort qu’il y a peu de possibilités de discours civilisé. Nous sommes poussés dans un monde de compréhension instantanée. Aucune question n’est jamais ouverte ; il n’y a rien d’incertain qui nécessite une réflexion. Tout ce qui doit être compris a déjà été compris et est facilement disponible sous forme de capsules auprès des marchands ambulants de produits politiques. La recherche de parallèles historiques en a attiré plus d’un vers l’Europe de l’Est. Les années trente, les furies déchaînées du « nationalisme », l’émergence de démagogues populistes cultivant assidûment le culte du héros, le fragile consensus international, tremblant au bord d’un conflit à grande échelle – les grandes similitudes sont trop faciles.

Ce qui est vraiment alarmant, c’est la profondeur à laquelle va la comparaison ; l’aspiration volontariste à transcender, d’un seul coup fatal, les misères accrochées du présent ; « les Juifs », « les musulmans », « les pauvres », peu importe ; la tentation d’échapper à l’obstination de l’histoire pour se réfugier dans la souplesse fluide du mythe ; le recours flagrant à la violence vigilante comme moyen de faire taire la dissidence, voire le scepticisme minimal qui est la condition préalable à la pensée elle-même. Tout cela n’est que trop évident, même lorsque – peut-être même parce que – cela devient indicible dans l’espace public. Les personnes impliquées sont impuissantes. Dans ces salons, on ne pouvait pas discuter des choses qui intéressent tout le monde, des problèmes politiques et religieux du moment. Comme ces personnes sont conscientes qu’elles ne croient plus en ce qu’elles représentent, et qu’elles sont vouées à être battues dans toute discussion publique, elles choisissent de ne parler que du temps, de la musique et des rumeurs de la cour. Et lorsque cela s’avère insuffisant, de crier, de se mousser dans des propos abusifs, puis en violents « nationalismes ».

Y a-t-il un moyen de sortir de ce gouffre, de ce désert cacophonique de contrariétés radicales dans lequel nous nous trouvons ? Franchement, je n’ai pas d’espoir. […] En effet, une des conséquences de la polarisation est la mort de la nuance, de la distinction. Avoir des visions alternatives pour notre condition commune est essentiel dans la politique démocratique. La dissidence n’est pas une sédition et se donner des raisons les uns aux autres, la persuasion, la conversation, est un bon indice d’une démocratie. De ce fait, je crains que, malgré tous les aspects carnavalesques de nos élections, la diversité colorée que nous célébrons alors même que l’idéologie dominante agit de multiples façons pour la supprimer et la subvertir, nous ne nous en tirions pas si bien. Le choix des scélérats varie, mais la cacophonie de notre discours politique polarisé produit un cynisme croissant à l’égard de la classe politique, plein de dangereux présages. Le fossé qui se creuse entre ce qui est réellement populaire – du, par et pour le peuple – et ce qui est populiste, générant des majorités instables, devrait nous préoccuper tous, par-delà les grands clivages.

Alok Rai,  professeur d’anglais à l’Institut indien de technologie de New Delhi.

Un monde inversé

La baleine est l’unique créature de ce monde dont nul portrait authentique ne sera fait jusqu’à la fin. […] De sorte qu’il n’existe pas de moyen terrestre qui vous permette de découvrir réellement de quoi a l’air une baleine.

Moby-Dick de Herman Melville : chap. 55, p. 385

Le cachalot blanc (2020) – Technique mixte sur papier – 60x40cm

La fiction de Melville dans Moby-Dick est une prose réflexive, où les événements racontés sont souvent idéationnels et possèdent une charge symbolique importante. Mais il y a encore davantage pour le Melville écrivain au tournant des années 1850 : le roman possède pour lui à cette époque une visée de révélation : il apparaît comme une littérature expérimentale, de la quête et de l’art de dire la vérité (il pose rien de moins que le « problème de l’univers »), mais aussi et surtout de la force et des limites incantatoires du langage. Plus que la chasse effective du capitaine Achab (qui n’occupe que les trois derniers des cent trente-cinq chapitres), Moby-Dick est aussi le voyage en mer du Narrateur, Ismaël, à la recherche de « l’insaisissable fantôme de la vie » (chap. 1, p. 44), et sans doute surtout de nous lecteurs, sur la mer des signes.

Moby-Dick de Herman Melville : de l’allégorie de la caverne à l’allégorie de la baleine. André Duhamel

At the end of the day

« Il n’y a qu’un monde, dit-il, à l’intérieur duquel le sujet et l’objet ne se distinguent plus et où le moi personnel de chacun se confond avec le tout auquel il appartient dans l’indistinction d’une sorte de présent perpétuel, semblable à celui dont parlent les sages de l’Inde ancienne. L’Atman (le moi) est le Brahman (le tout), disent les Veda. Ainsi le veut la seconde équation de Schrödinger. Si bien qu’à toute question portant sur la nature des choses la réponse est invariablement la même : « cela, c’est toi ».

Schrödinger ne renonce pas à la conviction que la réalité est mais l’idée qu’il s’en fait donne à celle-ci la dimension impensable d’un être unique duquel tous les individus ne seraient plus que des aspects, comme les éclats que projettent les multiples facettes d’une monumentale pierre précieuse aux reflets innombrables. Si bien que toute entité séparée au sein d’un pareil ensemble ne serait plus qu’une illusion. […]

Zardoz de John Boorman

Zardoz, de John Boorman (1974)

Alors, puisque l’évidence est ainsi trompeuse dans un cas aussi simple, qu’aurait-on à opposer à ceux qui prétendent comme le dit Schrödinger, que je suis à la fois personne et tout le monde, l’un des aspects de ce grand tout en continuel devenir à l’intérieur duquel il n’y a plus ni sujet ni objet ? Ou bien, comme le veut Everett, que je m’éparpille sans répit parmi des univers parallèles dont seule la conscience que j’en ai me convainc qu’ils se réduisent à la seule réalité dans laquelle me jette le hasard des probabilités ?

At the end of the day, la conscience ne considère plus que le vide devant lequel elle se tient, au vertige duquel elle s’abandonne, libre de lui donner souverainement le sens qui lui sied. C’est pourquoi le dernier mot de la science est celui de la fable. Bouclant la longue boucle qui la ramène du côté de ses origines. »

– Le chat de Schrödinger romanPhilippe Forest, Gallimard.

Le chatHuile sur toile (60×50) – Le chat

Le bloc de marbre

Quand on a renoncé à savoir pourquoi, plutôt que rien, il y avait quelque chose, une seconde question vient aussitôt à l’esprit. Aussi insoluble que la précédente : pourquoi les choses sont-elles ainsi plutôt qu’autrement ?

Du fait de quel hasard ou selon quelle nécessité une chose en vient-elle à exister au lieu d’une autre qui aurait pu être tout aussi bien ? Depuis Aristote et sa métaphysique sans moustaches, la philosophie distingue l’être en puissance et l’être en acte : la forme investit la matière qui en est privée, la façonne à sa manière pour tirer d’elle ce qui sera et qui s’accomplit ainsi. « Entéléchie », si cela intéresse quelqu’un, est le terme savant. Pour parler un langage d’aujourd’hui, le virtuel devient du réel lorsque, parmi toutes les potentialités que ce virtuel recèle, la forme investissant la matière, une de ces potentialités, et une seule, sort du néant et, au sein du réel, accède alors à l’existence. Toujours si j’ai bien compris — car la métaphysique aristotélicienne, pour moi en tout cas, n’est pas intellectuellement d’un accès beaucoup plus aisé que la physique quantique.

Le bloc de marbre

L’exemple à l’antique dit : du bloc de marbre informe qui comprend en puissance toutes les statues qu’un sculpteur pourrait en faire sortir, lorsque le marteau et le ciseau ont fait leur travail, émerge en acte l’apparence exclusive de telle ou telle créature de pierre — qui l’on voudra parmi les dieux de l’Olympe dont un artiste grec ait pu avoir l’image en tête. En somme, ledit bloc de marbre est assez semblable à la boîte dans laquelle Schrödinger a enfermé son chat. Il recèle simultanément tous les états superposés de la réalité jusqu’à ce que de ceux-ci, quelqu’un mettant le bloc en morceau, faisant sauter le couvercle de la boîte et observant ce qui se trouve à l’intérieur, il n’en reste plus qu’un.

– Le chat de Schrödinger romanPhilippe Forest, Gallimard.

 

De quel côté sommes-nous ?

Une légende chinoise, je crois. Elle relate qu’autrefois notre monde et celui des miroirs — entre lesquels on pouvait aller librement — vivaient en parfaite intelligence. Aussi différents l’un de l’autre que deux univers peuvent l’être et sans que l’un soit alors aucunement le reflet de l’autre. Jusqu’à ce que le peuple des miroirs entreprenne d’envahir le nôtre et que s’ensuive une longue et terrible guerre où notre camp fut finalement victorieux. L’invasion repoussée et l’agresseur refoulé dans son domaine. C’est alors que, afin d’obstruer le passage entre les deux mondes et d’interdire qu’un nouvel affrontement ait lieu, on avait érigé partout les impénétrables parois de métal ou de verre auxquelles on donne désormais le nom de miroirs. Un charme puissant avait été jeté par les vainqueurs sur les vaincus afin de forcer les seconds à adopter l’apparence des premiers et à imiter servilement chacun de leurs gestes. […]

ZARDOZ

La légende racontait enfin qu’un jour viendrait pour le peuple des miroirs de sa revanche. À quelques indices infimes s’annoncerait le moment de la révolte des reflets, ceux-ci s’émancipant lentement de leur servitude, se refusant d’abord une première fois à obéir aux ordres, puis une deuxième, cessant ensuite complètement d’imiter leur modèle, puis brisant les parois transparentes de leur prison pour reprendre possession de l’univers. Mais d’abord, dans l’épaisseur de la glace, apparaîtrait le signe précurseur d’une très discrète anomalie : une onde minuscule se mettant à vibrer, une ride troublant la surface, d’une couleur inconnue, s’élargissant pour qu’y surgisse la première des créatures de l’autre monde, de nouveau libre, à l’avant-garde de toutes les autres prêtes à sa suite à investir le visible, à envahir l’univers.

– Le chat de Schrödinger romanPhilippe Forest, Gallimard.